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pour s’exposer à l’ennui du déplacement. Alors le remède sera sorti du mal lui-même. On en retiendra à comprendre que tout l’univers tient pour chacun de nous dans le coin de monde où le hasard l’a jeté. Quelle folie de courir sur les routes de ce globe si étroit alors que s’ouvrent devant nous les horizons sans borne du monde intérieur !

Pour ce qui est des chefs-d’œuvre de l’art il y aurait injustice à prétendre que Montesquieu ne s’en soit pas occupé. Il n’était pas homme à négliger les ressources incomparables que l’Italie lui offrait pour ce genre d’étude dont il avoue n’avoir eu jusque-là aucune idée. Aussi voyons-nous qu’il s’y applique avec conscience. Il s’enquiert des principes de l’architecture, de la peinture, de la sculpture : son journal est plein des préceptes techniques qu’il y consigne, en écolier attentif, à mesure qu’il vient de les apprendre. « Dans les portes et fenêtres, le chambranle doit être le quart du vide. Toute colonne doit avoir son contre-pilastre. La corniche architravée est le septième de la colonne… Lorsqu’un muscle sort, il faut que du côté opposé le muscle rentre. Il faut que la lèvre sorte : cela donne de la majesté. Il ne faut pas que les plis du nombril soient ronds comme un cercle… » Placé en face des œuvres, il y cherche, et naturellement il y trouve la confirmation de toutes ces belles choses. « Raphaël a observé de faire les mentons ronds et le dessous plein… Il a encore bien observé dans les figures assises de faire relever la chair poussée par le siège : surtout dans les femmes, qui ont la cuisse plus charnue. » Guidé par des amateurs ou par des artistes, tantôt par un certain chevalier Jacob et tantôt par Bouchardon, il reproduit fidèlement leurs appréciations : on le voit changer d’opinion en même temps que de cicérone. C’était le temps de la grande faveur des Bolonais ; aussi paiera-t-il sans doute à Raphaël le juste tribut d’une admiration consacrée et lui décernera-t-il l’épithète de « divin », comme l’exigeaient les convenances ; mais les descriptions minutieuses et le fracas des éloges seront pour les œuvres des Carrache, du Guide, du Dominiquin. Le cavalier Bernin lui semble inimitable pour travailler le marbre et lui donner la vie. Il voit à Mantoue des décorations de Jules Romain qui sont pour lui « le chef-d’œuvre de la peinture ». Il va sans dire qu’avant la Renaissance, Montesquieu n’aperçoit en art rien que barbarie. Les peintures du Campo Santo de Pise lui font « voir à plein le mauvais goût de ce temps-là. » Il déclare que la manière gothique n’est ni la manière d’aucun peuple particulier, n’y un style spécial : ce n’est que le goût de l’ignorance. Ne lui demandons pas d’être dans ces affaires en avance sur son temps. Il n’a pas