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échappé de ce qui passait sous ses yeux, sauf pourtant, — et on s’y attendait, — les beautés de la nature et celles des arts plastiques. Montesquieu est un homme de son temps : le charme ou l’horreur d’un paysage le laisse insensible. Il traverse des sites que les poètes, les peintres, les badauds ont célébrés à l’envi : il est piquant de voir ce qu’il y admire. De Vienne à Gratz, il voyage au milieu des montagnes ; ce qu’il décrit, c’est un beau et commode chemin qu’on a fait, couvert de pierres par-dessous, couvert de gravier par-dessus, avec « de lieue en lieue une petite maison où loge un paysan qui n’est occupé qu’à aller et venir s’il y a quelque chose à raccommoder au chemin. » Ne lui parlez pas de montagnes où il ne pousse rien et dont, par surcroît de disgrâce, le sommet est couvert de neige ! S’il lui arrive de vanter une région, attendez la suite : c’est qu’il aperçoit des vignes, du blé, des arbres fruitiers. Ce sont les impressions d’un économiste, d’un inspecteur des ponts et chaussées, d’un gentilhomme de province qui a des terres et qui fait son vin. De là vient qu’il ait écrit : « On peut voir Naples dans deux minutes. Il faut six mois pour voir Rome. » C’est qu’à Rome il y a l’œuvre accumulée de plusieurs civilisations : à Naples, il n’y a que le ciel et la mer. Aussi, de Montesquieu à Mme de Staël, Naples a eu peu de succès auprès des écrivains penseurs. En arrivant à Naples, Montesquieu ne s’est pas aperçu tout de suite que la ville fût en amphithéâtre au fond d’un golfe merveilleux ; il lui a fallu du temps pour se reconnaître ; d’abord il n’avait pas vu le Vésuve. Au surplus, je ne songe guère à le lui reprocher. Nous ne cessons d’accuser nos aïeux de n’avoir pas eu le « sentiment de la nature », parce que, jaloux de la liberté de leur esprit, ils refusaient de se laisser accabler et absorber par la nature extérieure. Nous sommes pareils à des malades qui reprocheraient aux gens de se bien porter. Nous nous sommes depuis cent ans abreuvés de pittoresque, saturés de descriptions. Par bonheur ce goût est à la veille de disparaître, comme aussi bien le goût des voyages. Je le dis sans intention de paradoxe. Les voyages sont devenus trop faciles : c’est ce qui en va faire passer la mode. D’ailleurs ils perdent chaque jour de leur attrait. Depuis que des machines grimpent à toutes les pentes, et que des hôtels somptueux déshonorent tous les sites, la nature s’enlaidit. L’œuvre de Dieu se gâte, en proie aux spéculations des industriels et aux fantaisies des ingénieurs. Ajoutez que costumes, mœurs, de Paris à Melbourne et de Tiflis à Chicago, tendent à l’uniformité. Ni les choses, ni les gens, ne vaudront bientôt plus la peine qu’on se dérange pour les aller voir. C’est pourquoi on ne trouvera plus personne, hors les négocians et les désœuvrés,