Il faut bien s’y résigner, le développement des conceptions amène la transformation graduelle du sens des mots qui les représentent, et l’opération ne s’effectue guère sans quelque ambiguïté, sans quelque risque d’erreur. Mais le risque de l’erreur et l’erreur même sont, pour des esprits imparfaits, la condition du progrès. L’esprit de l’homme est trop conservateur pour ne pas être heureux de garder ses mots lorsque ses idées changent, les transitions sont ainsi ménagées, et, souvent, rendues possibles. On ne pourrait guère, par un autre procédé, mieux indiquer tout ce qui reste d’une conception dans la conception nouvelle qui la remplace. Le même terme abritera successivement des idées changeantes qui s’écarteront de plus en plus du point de départ et deviendront tout autres qu’elles n’étaient à l’origine, sans que l’on ait trop souffert du changement. Renan s’en rendait bien compte quand il louait complaisamment les bons vieux mots auxquels l’humanité s’est habituée. Un langage trop précis, trop raide, trop arrêté, où chaque mot aurait un sens bien défini et n’en aurait pas d’autre, ne nous permettrait pas actuellement d’acquérir des vues justes et suffisamment modifiables. L’esprit humain ne pourrait le suivre.
D’autre part, le langage un peu flottant et vague dont nous nous servons, nous expose continuellement à la méprise, au jeu de mots involontaire, père des sophismes et des erreurs. C’est à nous à remédier à ses inconvéniens, à surveiller le sens des termes que nous employons, à ne pas passer abusivement d’un sens à l’autre. Le mot par lui-même ne saurait avoir une signification précise, il faut savoir par ailleurs ce que nous voulons lui faire dire ; les mots qui l’accompagnent, une phrase, un chapitre ou même un livre entier peuvent seuls indiquer, parmi toutes ses acceptions possibles, celle qu’il convient de lui attribuer en un cas donné. Cette souplesse des mots sait entretenir la souplesse de l’esprit en même temps qu’elle est entretenue par elle, et nous voyons comment elle doit faire de l’art d’exprimer sa pensée un des plus délicats et des plus personnels, des plus éloignés de la formule pratique et des procédés appris, un des plus difficiles, des plus périlleux, des plus féconds aussi, car, si l’expression traduit la pensée, elle sait également la former, la suggérer et la faire naître. Le maniement correct d’une langue exige, avec une exceptionnelle rectitude de l’esprit, une prudence et une dextérité presque impossibles à posséder. Aussi est-il rare que, dans