Page:Revue des Deux Mondes - 1897 - tome 142.djvu/898

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

ou cruelle, selon qu’on pensait plus particulièrement aux êtres conservés ou aux êtres détruits, qui produit sans cesse, et, continuellement aussi examine et modifie son œuvre. Mais le mythe de la bonne nature a suffisamment duré et persiste bien assez encore pour nous donner une idée de cet état singulier de l’esprit où des séries de sens très peu conciliables sont attachées au même mot et mal critiquées par l’esprit qui passe de l’une à l’autre sans s’en rendre compte. Si de nos jours la résurrection de ce mythe plus ou moins modifié à propos du darwinisme n’a pas séduit un savant ou un philosophe, elle n’a pu manquer de s’imposer aux poètes et je rappelle simplement ici les deux pièces de Mme Ackermann, la Nature à l’Homme et l’Homme à la Nature. Mais au lieu qu’autrefois les métaphores étaient des mythes, les mythes de nos poètes ne sont plus guère que des métaphores. En tout cas nous nous sommes habitués à ne pas les prendre au pied de la lettre.

La conscience et la liberté en philosophie, légalité en politique sont le sujet de fréquents malentendus qui confinent au calembour. Ici encore plusieurs sens flottent autour du même son ; et l’esprit trompé passe abusivement de l’un à l’autre par l’intermédiaire du mot qui les relie. La conscience, c’est la connaissance que nous avons de l’état de notre esprit, mais c’est aussi l’instinct qui nous fait porter un jugement moral sur nos actes ou sur nos désirs, comme sur les actes et sur les désirs d’autrui. De même la liberté est le pouvoir d’agir selon notre volonté, mais c’est aussi le pouvoir d’accomplir un acte sans que cet acte ait aucune cause qui le détermine, sans qu’il résulte nécessairement d’un état organique, d’un désir ou d’une idée. On dira, par exemple, dans le premier sens que le vote est « libre » si l’électeur en choisissant son candidat n’est déterminé que par ses convictions ; mais ce vote peut très bien n’être pas « libre » dans le second sens du mot, car on peut supposer que, chez un individu donné, les convictions doivent nécessairement déterminer le vote dans un certain sens. Inversement, et quoiqu’on y pense moins, il est très possible de supposer un acte « libre » dans le second sens du mot, c’est-à-dire qui arriverait sans cause suffisante et aurait pu être remplacé par un autre, et qui, en même temps, ne serait nullement l’expression de la volonté de l’être en qui il se produirait, puisque, par définition même, il n’aurait pas de rapport nécessaire avec la nature de cet être. Dans le premier sens