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aussi prompte à faire dévier l’esprit qu’à le maintenir dans la bonne voie. Nous rencontrerons des associations qui nous rappelleront par plus d’un côté les méprises, les illusions des aliénés. Souvent une erreur ou un calembour involontaire devient le point de départ d’une nouvelle prononciation, d’une nouvelle orthographe qui persiste parfois et s’impose. Cette association par ressemblance de son que nous voyions tout à l’heure, dans le fonctionnement normal de l’esprit, servir à créer les mots en les plaçant dans des cadres nettement formés, nous la verrons, dans quelques cas singuliers, sous l’influence de l’habitude, d’un sentiment dominant, d’une préoccupation prépondérante, modifier à tort et à travers le sens et la forme des mots. L’homme parfois cherche trop à comprendre ; si les sons qu’il entend ne lui rappellent rien de familier, il les modifie, les rapproche d’un son qu’il connaît mieux et qui attire à lui le nouveau venu. Cela produit parfois des bévues amusantes. Une colline des environs de Nîmes, le Puech du Teil (colline du tilleul) se transformait en pied d’autel. M. Lorédan Larchey mentionne des changemens assez curieux consacrés même par des cartes qui font autorité. Le Pré Marie, en Poitou, s’appelait autrefois le pré maudit ; un lieu dit le Pui du Fou, qui prête fort à l’erreur, indique seulement la colline du hêtre. M. de Rochas, — que je cite d’après M. Larchey[1], — a indiqué un hameau de Millaures écrit Mylord ; le col de la Buffe (tempête) qui devient le col du Buffle ; le bois de la Bessée (bois de bouleaux), bois de l’A B C. Le Jas (gîte de troupeaux) de Ghigo s’est transformé en Jus de gigot ; l’Abeourou (abreuvoir) s’est appelé l’Abbé heureux. M. Julien Havet signalait naguère certains noms géographiques : Ingrandes, Ingrannes, Aigurande qui paraissent avoir pour origine un mot gaulois Igoranda ou Icoranda, avec le sens de frontière. Or, on trouve près de Douvres un lieu appelé de la Délivrande, dont le nom paraît venir par corruption du même mot. « Le lieu, qui est un but de pèlerinage, n’a pris ce nom qu’à une date assez rapprochée de nous. L’ancien nom, dit-on, était Yvrande, on a dit d’abord Notre-Dame d’Yvrande ou Notre Dame de l’Yvrande, puis Notre-Dame de Delle-Yvrande (forme usitée au XVIIe et au XVIIIe siècle) et enfin Notre-Dame de la Délivrande[2]. » Au moyen âge, depuis le Xe siècle et surtout

  1. Lorédan Larchey, Dictionnaire des noms propres. Préface.
  2. Revue archéologique, sept.-oct. 1892. M. Longnon croit plutôt à la forme primitive Ewiranda. (Même Revue, nov.-déc. 1892.)