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se rappeler soit l’objet même, soit le nom qui servait à le désigner en parlant. Il est rare encore que, en reconnaissant sur un tableau une personne ou un objet quelconque, un chaudron ou des œufs, leur nom ne nous vienne pas immédiatement à l’esprit. Mais ce nom peut avoir une signification double ou triple ; il peut désigner un autre objet que l’objet figuré ; et la réunion de plusieurs mots pouvait aussi, par un calembour assez normal, représenter d’autres objets encore. On comprend que la faculté d’associer, de confondre même des mots qui ont le même son sans avoir le même sens, permît de rapprocher d’un signe graphique l’idée d’un objet sans rapport avec celui qu’il désignait. Il suffisait pour cela de prendre le signe comme une représentation non pas de l’objet même, mais du nom de cet objet. L’homme élargit ainsi, par le calembour et le rébus, sa méthode de traduction du langage parlé par des signes gravés ou écrits. Le signe, au lieu de rappeler un objet, rappelait un son, du moins il pouvait, à volonté et suivant les circonstances, rappeler l’un ou l’autre. Cette substitution du mot parlé, du son à l’objet même dans la pensée évoquée par le signe était un progrès capital. Des exemples très simples, et que j’emprunte à M. Maspéro, permettent de s’en rendre compte immédiatement. Le même assemblage de sons : Nowek, marquait en égyptien l’idée concrète de luth et l’idée abstraite de bonté. Le même signe qui indiquait, par figure, le sens de luth put ainsi donner et donna, par rébus, par calembour, l’idée de bonté. Le lapis-lazuli s’appelait khesdeb : on l’indique parfois par la figure d’un homme qui tire (khes) la queue d’un cochon (deb). On arriva ainsi à décomposer le mot en syllabes. Un signe hiéroglyphique indiqua la première syllabe du mot qui servait à nommer l’objet représenté par ce signe. Plus tard la syllabe se décomposa à son tour et dans les lettres qui résultèrent de cette opération on retrouve encore les traces de leur origine[1].

Le passage de l’idéographisme au phonétisme paraît un des caractères généraux de l’évolution du langage ; et ce qui semble bien prouver que l’usage du rébus ne fut pas un simple accident, mais qu’il est un procédé naturel à l’esprit humain, étroitement

  1. Pour l’histoire de l’alphabet, consulter : Lenormant, Histoire ancienne de l’Orient jusqu’aux guerres médiques ; Lenormant. article Alphabet, dans le Dictionnaire des antiquités grecques et romaines de Daremberg et Saglio ; Ph. Berger, Histoire de l’écriture ; Maspéro, Histoire ancienne des peuples de l’Orient.