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où le vieil Anapos roule encore ses eaux malsaines parmi les touffes de papyrus, ses soldats le pressent de partir ; mais lui, qui les connaît, et qui connaît aussi les Athéniens de la ville, hésite, ou plutôt décide de rester encore, car, que pensera le peuple d’une désertion qu’il n’a point autorisée ? Ignorant l’état des choses, il fera sentir au général sa colère, et ces soldats mêmes qui gémissent sur leurs maux et souhaitent ardemment de revoir leurs foyers, retournés par les orateurs, seront les premiers à l’accuser et à crier qu’il a trahi.

Rien n’est lamentable, dans l’histoire d’Athènes, comme la situation faite aux généraux par les orateurs. Encore, au Ve siècle, ceux qui commandaient les armées étaient-ils eux-mêmes orateurs ; non seulement ils tenaient de la constitution le droit, dans certaines circonstances, de convoquer l’assemblée, mais ils y jouaient un rôle actif, y défendaient par la parole la politique qu’ils croyaient bonne, y repoussaient les attaques de leurs adversaires. Il n’en fut plus de même après la guerre du Péloponèse, quand la lassitude produite par trente années de combat, tant de fortunes à refaire, la défaveur croissante des exercices physiques, le goût de plus en plus vif pour les occupations intellectuelles, eurent détaché les citoyens de leurs devoirs de soldat. On vit alors se former, en opposition avec la population civile, une sorte de caste militaire, composée de ceux que leurs traditions de famille ou leur esprit aventureux portaient à vivre dans les camps. Etre général devint une profession qui absorbait tout le génie d’un homme. Les stratèges s’enfermèrent dans leur spécialité, qui était de guerroyer à la tête de leurs mercenaires, comme les civils dans la leur, qui était de prendre part à l’assemblée du peuple, d’y parler et de gouverner la république ; et ce fut une exception qu’un général sachant, comme Phocion, mener des troupes à la bataille et discourir du haut de la tribune. Il en devait résulter, entre gens de guerre et orateurs, une hostilité de plus en plus ardente, les uns animés d’un mépris grandissant pour ces habiles parleurs, ignorans des choses militaires, les autres de plus en plus pénétrés de leur importance et prétendant tout diriger, au dehors comme au dedans.

C’est une pente fatale des assemblées délibérantes que ces empiétemens, chaque jour plus indiscrets, sur le domaine de l’action ; le droit de contrôle s’y transforme en une ingérence tyrannique, qui fausse les rouages du gouvernement, ou qui les