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dans les affaires, les hommes, leurs passions, leurs instincts pour tout, et les idées abstraites pour peu de chose : Mirabeau et Bonaparte. En 1798, le danger le plus pressant aux yeux de Sieyès provenait de la révolution continue de l’Europe par le Directoire. Aussi ambitieux, plus ambitieux peut-être que les Directeurs mêmes, car il y apportait plus de méthode et discernait mieux les moyens de l’entreprise, il avait été le premier à former le grand projet des « limites », à en déterminer les conditions, à dessiner la ceinture des États vassaux autour de la France, et à poursuivre comme corollaire indispensable la refonte de l’Allemagne en blocs plus massifs. Mais il le voulait sans les révolutions qui exaspèrent les peuples et les rendent ingouvernables. Son objet était d’établir des gouvernemens représentatifs, forts et concentrés, en France, autour de la France. Il avait, pour la suprématie de la France, une conception de l’Europe analogue à sa conception du gouvernement constitutionnel en France. Il attendait l’heure de les appliquer ; il cherchait l’homme qui les appliquerait. Il annonça, décrivit le consulat de Bonaparte en France et en Europe comme plus tard Le Verrier sa planète ; mais quand l’astre parut, il s’aperçut trop tard que si, par le calcul, on peut prévoir les phénomènes politiques, on demeure, quand ils se produisent, impuissant à les diriger, si l’on n’est que calculateur.

Les instructions qui lui furent données le 23 mai 1798, et auxquelles, vraisemblablement, il a collaboré, sont un des meilleurs morceaux sortis de la chancellerie du Directoire. On n’y méconnaît ni le danger ni les motifs d’une coalition des rois : la chute du Pape, la révolution de la Suisse, Naples menacée, Turin près de tomber, l’extension du système représentatif, autant d’argumens dont profite l’Angleterre, jalouse de notre prépondérance. D’où la nécessité de gagner la Prusse et d’opposer système à système : « Il s’agit de conduire à terme un ouvrage si souvent ébauché et qui est toujours demeuré imparfait ; il s’agit de lier la Prusse à notre système », qui deviendra « le garant véritable de la paix du continent contre les éternelles intrigues de l’Angleterre, les emportemens de la Russie et les ressentimens de l’Autriche ». L’Autriche n’a qu’une passion : empêcher la Prusse de grandir dans l’Allemagne, en territoire et en influence ; la République n’a qu’un désir : procurer à la Prusse ce prestige et cet accroissement. « Tout se réduit à ceci : examinez l’effet que produirait en Europe, si elle était tout à coup divulguée, l’alliance formidable de la