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province à vénétianiser, et il s’y emploie de toute son ardeur. Il lance à l’assaut les Cisalpins et les Liguriens qui convoitent cette monarchie pour leurs républiques et désirent au moins en ronger les frontières. A l’intérieur, il mine le gouvernement piémontais par les complots, le décrédite par les répressions. Il a, pour ce manège, Ginguené, qui joue à Turin, avec sa badauderie et son arrogance de « gendelettre » costumé en diplomate, le rôle que, naguère, sous Bonaparte, Villetard jouait à Venise, avec bonne foi, du moins avec politesse, en simple boute-feu de chancellerie. A la fin de juin, les choses paraissant à point, Ginguené passe des notes comminatoires et déclare que, dans l’état de fermentation générale où se trouve le pays, dans l’incapacité du gouvernement à faire respecter les frontières et à contenir les factions à l’intérieur, la République française a besoin de garanties pour l’exécution du traité d’alliance. Il exige que la citadelle de Turin soit remise aux républicains. Ils l’occupent (28 juin-3 juillet 1798). Les ministres sardes sont changés et remplacés par d’autres plus complaisans. Le roi est condamné à l’abdication à bref délai, si l’Europe ne le délivre pas. Il appelle de ses vœux cette intervention, il la presse par ses émissaires.

Tel est, dans l’été de 1798, l’état précaire de cette petite monarchie, « si inconcevablement située entre quatre républiques », comme le dit Talleyrand, avec un aimable scepticisme. Le Directoire ajourne la catastrophe : il la juge prématurée. Il veut l’annexion, mais les peuples n’y paraissent pas mûrs encore. Le parti de la Révolution en Piémont tourne à la révolution italienne, pour l’Italie ; et s’éloigne, à mesure qu’il se fortifie et s’enhardit, de la révolution à la française, pour la France. Or le Directoire entend ne travailler en Piémont que pour la République française ; il aime mieux y garder le roi, que de voir des commissaires liguriens ou cisalpins installés à Turin. Le roi obéit, ceux-là seront rétifs. On peut tenir le roi en bride par la peur de la subversion totale ; comment en menacer ces Italiens émancipés, ces républicains suscités par la France ?

Le Directoire commence à s’effrayer de son ouvrage. Il ne peut dominer en Italie que par le parti de la Révolution ; ce parti ne peut dominer qu’en servant les passions révolutionnaires ; or ces passions vont, en se débordant, droit à l’anarchie, au refus de l’impôt, à la révolte contre l’occupation militaire, enfin à l’expansion au dehors, par turbulence naturelle, prosélytisme,