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Beethoven, propriétaire d’un cerveau. » On raconte encore que le maître allait volontiers dîner dans l’intimité chez son vieil ami de Breuning, et que les jours de pluie il ne manquait jamais, en s’asseyant à table, de secouer sur le couvert et sur la compagnie son large chapeau ruisselant. Et tout d’abord il semble bien que s’il y a là quelque chose d’intéressant pour l’observation morale et la psychologie, il n’y ait rien pour l’esthétique, rien que puisse exprimer la musique et surtout la symphonie. Cela pourtant, ces dispositions et ces particularités de caractère, cela est le fond même et la substance morale de plus d’une page sublime de la symphonie en la ou de la symphonie en fa. C’est cela, c’est bien cela que le génie d’un Beethoven, de qui rien d’humain n’est indigne, traduit, transforme, transfigure, et de l’ordre de la vie commune élève à l’ordre de l’idéal et de la beauté.

Quatre ans séparent la sixième symphonie de la septième et de la huitième ; entre celle-ci et la neuvième et dernière (avec chœurs) s’écoulèrent plus de onze années, qui furent pour Beethoven des années de martyre. Il perdit l’un après l’autre ses amis les plus chers et ses plus fidèles protecteurs. Son frère Gaspard mourut, laissant une veuve et un fils de huit ans, dont les intérêts et l’éducation engagèrent le pauvre Beethoven en des querelles et des procès interminables avec une belle-sœur qu’il haïssait. L’enfant d’ailleurs tourna fort mal, et Beethoven n’eut jamais qu’à souffrir, à rougir même de son indigne pupille. Son journal et ses lettres d’alors trahissent constamment sa peine et l’horreur de sa croissante solitude : « Je n’ai plus d’amis, écrit-il, je suis seul au monde... Dieu ! ô Dieu ! mon gardien, mon roc, mon tout !... O toi, Inexprimable, écoute la plus malheureuse de tes créatures ! » Enfin le silence absolu s’était fait autour de lui. Beethoven avait totalement cessé d’entendre Beethoven. Le jour de la première exécution de la symphonie avec chœurs, il se tint à côté du chef d’orchestre pour lui donner les mouvemens, mais pas une seule note, pas un seul applaudissement ne parvint à son oreille. Il fallut qu’un de ses interprètes le tournât à la fin du côté du public et lui fît voir — hélas ! voir seulement — qu’on l’acclamait. En résumé, Beethoven passa ces onze ou douze années « dans l’habitude du désespoir. »

Pourtant, s’il est un mot qu’on pourrait écrire au seuil de la symphonie avec chœurs, c’est le mot d’espérance. Elle regarde tout entière vers l’avenir et vers le bonheur. Je me trompe, non