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ou de Baden. Souvent il était l’hôte de ses amis à la campagne, quelquefois de son frère, à Gneixendorf, « dont le nom, disait-il, crie comme un essieu qui se rompt. » Il sortait dès l’aube, à l’heure matinale qu’il nommait l’heure aux lèvres d’or : Morgenstunde hat Gold im Munde. Jusqu’au soir il allait, ou plutôt il courait par monts et par vaux, tête nue, son carnet d’esquisses à la main. La nature alors était son aliment et son breuvage ; c’est vraiment d’elle seule qu’il vivait. Non loin de Gneixendorf, un garçon de labour rentrant une paire de bœufs déliés du joug vit un jour venir à lui un homme qui faisait de grands gestes et poussait des cris. Les bœufs s’effrayèrent, franchirent un talus et prirent leur galop du côté de la maison, où on les arrêta. Quand le bouvier les eut rejoints, il demanda qui était ce fou qui avait fait peur à ses bêtes, et comme on lui répondait que c’était le frère du propriétaire : « Eh bien ! répliqua-t-il, c’est un drôle de frère qu’il a là. »

Paysage unique et, dans l’œuvre presque tout intérieur de Beethoven, seule vision du monde objectif, la symphonie Pastorale en est une vision subjective encore. On sait l’épigraphe de la partition : « Mehr Ausdruck der Empfindung als Malerei. Expression du sentiment plutôt que peinture. » On sait aussi comment Beethoven a suivi son programme et tenu sa promesse. Excepté le chant des oiseaux, — qui n’est peut-être qu’un jeu, — la danse des paysans et l’orage, la symphonie Pastorale est beaucoup plus expressive d’un sentiment qu’imitatrice des choses. Ce sentiment est simple : entendez par là qu’il n’y a pas dans la symphonie Pastorale trace d’une interprétation philosophique ou d’un « système » de la nature. Elle ne cherche à traduire que des impressions à la fois élémentaires et immédiates. Entre la nature et l’homme elle n’interpose ni doctrine ni théorie. En outre ce sentiment est doux.

Des grandes symphonies de Beethoven, la Pastorale est incontestablement la moins pathétique, la moins violemment émue. L’orage même ne la trouble qu’un instant, et d’un trouble extérieur, physique, dont les profondeurs de l’âme ne sont point agitées. Et cela est admirable. Il est admirable, il est presque touchant qu’une âme aussi passionnée, ardente et douloureuse, une âme qui dans les précédentes symphonies venait de vivre une vie morale aussi intense, qu’une telle âme, au spectacle de la nature, se soit ainsi rafraîchie et apaisée.