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« Dans la dernière année de sa vie, a raconté l’un de ses amis, j’entrai chez lui à une heure inaccoutumée. Sourd, il ne pouvait m’entendre, et comme il me tournait le dos, il ne pouvait pas me voir non plus. Il était assis. Le jour de la fenêtre donnait sur un portrait qu’il tenait entre ses mains et qu’il embrassait en pleurant. Il parlait avec lui-même, comme il faisait souvent quand il était seul. Il disait : « Tu étais si belle, si grande, si pareille aux anges ! » Pour ne pas être indiscret je me retirai. Lorsque je revins un peu plus tard, je le trouvai à son piano, en train d’improviser magnifiquement : « Aujourd’hui, mon vieil ami, lui dis-je, il n’y a rien de diabolique sur votre visage. » Il me répondit : « C’est que mon bon ange m’a visité. »

S’il avait épousé son bon ange, voulez-vous savoir ce qui serait advenu ? — En 1860, à Gmunden, une dame Hebenstreit, qui avait connu Beethoven, disait à ses auditeurs après avoir joué l’ouverture de Fidelio : « Le modèle de cette œuvre ou plutôt du personnage de Léonore fut la comtesse Thérèse de Brunswick. Il faut l’en féliciter. Mais quant à épouser Beethoven, c’eût été bien autre chose. Une comtesse, sans fortune, et si belle et si tendre ! Un souffle ! Et lui !... Jésus, Maria ! Un ange et un démon ensemble. Tous les deux auraient été au diable, et son génie à lui par-dessus le marché ! » — La vérité sans doute parlait par la bouche de cette raisonnable dame et, pour une si belle histoire d’amour, de ce dénouement ou de l’autre, c’est l’autre qui fut encore le plus heureux.

Remercions le critique et l’historien d’avoir placé ou replacé la quatrième symphonie dans le milieu et comme dans l’atmosphère morale où elle fut composée. On aime à rapporter une telle œuvre à un tel moment. Ce pur rayon l’éclairé et l’embellit encore. Ainsi la joie, la paix d’amour, et du plus grand amour qu’ait éprouvé Beethoven, est le sujet du second morceau de cette symphonie. Mais n’allons pas trop loin ; craignons d’exagérer et de fausser l’idée même du sujet dans la musique, l’idée du rapport entre la pensée ou la passion, c’est-à-dire la force de l’âme qui s’exprime, et la force sonore, par où elle est exprimée. Que l’adagio de la symphonie en si bémol soit précisément un hymne d’amour, cela nous ne le savons que par la connaissance historique des conjonctures et des faits. La musique seule ne nous révèle qu’un sentiment ou un état d’âme plus général : le bonheur. Elle témoigne que Beethoven alors était heureux.