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« Le lendemain matin nous nous rencontrâmes dans le parc. Il me dit : « J’écris à présent un opéra. La principale figure est en moi, devant moi, partout où je vais, partout où je reste. Jamais je n’ai été à une telle hauteur. Tout est lumière, pureté, clarté. Jusqu’à présent je ressemblais à cet enfant des contes de fées qui ramasse les cailloux et ne voit pas la fleur splendide fleurie sur son chemin. » Deux années passèrent. Fidelio parut, et la jeune fille put se reconnaître elle-même dans la sublime héroïne d’amour. Bien des fois encore Beethoven revint chercher le repos à Martonvasar. Il s’y trouvait au printemps de 1806 et c’est alors, a rapporté la comtesse, « c’est alors, au mois de mai, que je devdns sa fiancée avec le consentement de mon seul et bien-aimé frère François. » Mais, avant de solliciter un autre consentement, plus nécessaire et plus douteux, il parut sage de garder le secret et d’attendre que Beethoven — de tels mots près d’un tel nom font sourire — que Beethoven eût une « position ». On répondra peut-être qu’il en avait déjà une. Mais non point telle que l’entendaient jadis, et que l’entendraient encore des parens, surtout de nobles parens, auxquels un Beethoven s’aviserait de demander leur fille.

L’attente dura quatre ans. Facile d’abord et presque légère à Beethoven, bientôt elle lui devint odieuse et peu à peu intolérable. Ame de colère autant que d’amour, ce fut un terrible fiancé. Contre la longue et dure contrainte il se débattait et finit par se révolter. Il en voulait presque à la jeune fille d’une trop sereine patience et d’une fidélité trop résignée. Alors dans ses lettres et dans ses discours des éclairs parurent et la foudre commença de gronder. Elle éclata enfin. Sur les causes et les circonstances de la rupture la comtesse Thérèse garda toujours le silence. Une seule fois, vieillie et malade, et s’entretenant encore avec sa jeune amie, elle lui dit : « Chère enfant, il est une chose, une dernière chose qu’il faut que tu saches bien : le mot de la séparation ce ne fut pas moi qui le prononçai, mais lui... Saisie d’horreur, je devins pâle comme la mort et tout mon corps trembla... » — Ces dernières paroles, ajoute ici la confidente, me furent à peine intelligibles. La comtesse Thérèse était retombée sans connaissance sur ses coussins. J’eus peur, je sonnai une de ses femmes, et je sortis. »

Telle fut la fin de ces fiançailles, sinon de cet amour, car Beethoven, lui non plus, n’oublia jamais.