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il se leva, gagna la porte et sortit dans la tourmente. « Mon Dieu, mon Dieu ! s’écria l’enfant, sans chapeau ni manteau ! » Et pour lui porter l’un et l’autre elle s’élança derrière lui. Au bruit de cette orageuse leçon, la mère était survenue. Que devint la noble dame, en voyant sa fille, la comtesse de Brunswick, dans la rue et courant après un professeur de piano ! Thérèse ne courut pas bien loin ; rejointe en toute hâte, elle dut rentrer, et Beethoven, qui ne s’était pas seulement retourné, reprit des mains d’un domestique sa canne et son manteau. Thérèse n’en fut pas moins envoyée dans sa chambre pour y réfléchir le reste du jour à l’inconvenance d’une pareille démarche, et le seul fruit de ses méditations fut ce peu de mots, qu’on trouve écrits en français presque à chaque page de son journal d’alors : « Mon maître ! Mon maître chéri ! »

Quelque dix ans plus tard, sous les arbres de Martonvasar, le comte François raconta cette histoire à Beethoven. Il lui parla longuement et avec enthousiasme de sa sœur, qu’il adorait ; de sa petite Resi, la franchise et la loyauté mêmes, la bonté, le dévouement et l’amour. Alors les yeux de Beethoven s’ouvrirent. Il vit celle que jusqu’à ce moment il avait à peine regardée. Il reconnut en elle la compagne prédestinée de sa solitude, la créature de paix et de consolation. Et ce fut ainsi que Beethoven aima la jeune fille, un peu comme un autre héros sombre avait aimé la douce Vénitienne, pour la pitié qu’elle avait eue de lui et qu’elle aurait encore, éternellement. « Un soir, a-t-elle raconté, nous étions assis dans le salon ; Beethoven au piano. Pas d’autre étranger que le curé, qui tous les dimanches dînait et passait la soirée avec nous. La lune se leva. C’est ce qu’il lui fallait à lui. François, qui était à côté de moi, me dit tout bas : « Ecoute maintenant, il va improviser. » Si j’écoutai ! — Son visage s’éclaira… D’abord il promena sa main à plat sur tout le clavier. François et moi nous connaissions cela. C’est ainsi qu’il préludait toujours à ses harmonies sublimes. Puis il frappa quelques accords sur les notes basses, et lentement, avec une solennité mystérieuse, il joua un chant de Sébastien Bach : « Si tu veux me donner ton cœur, — Que ce soit d’abord en secret, — Et notre pensée commune — Que nul ne la puisse deviner. » Ma mère et le curé s’étaient endormis ; mon frère regardait devant lui, gravement ; et moi, que son chant et son regard avaient frappée, je sentis la vie en sa plénitude.