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telligence, se sentait contestée tant que la religion verserait dans le monde le doute contre les droits de la raison. Soit que leur raison matérialiste, bornant sa vue à l’ordre de ce monde, écartât le monde futur comme une hypothèse inutile, soit que leur raison déiste suffit à se créer l’hypothèse d’un Être suprême, ils n’avaient pas besoin de l’Église. Ce n’était pas assez pour eux de lui refuser obéissance, il leur fallait ruiner cette entreprise de servitude fondée sur l’imposture. Ainsi l’orgueil de l’esprit achevait en eux son œuvre logique. Et cet orgueil ne songeait pas à se demander si, le jour où l’Église aurait succombé, ils trouveraient aussi fortes et toujours protectrices les institutions qu’elle avait faites et qu’ils voulaient maintenir.

Autrement conséquente était l’autre sorte d’hommes, minorité de la minorité. Ceux-là, après avoir reçu les leçons des philosophes, avaient conduit les audaces de la haine plus loin que leurs maîtres et que leur siècle ; ceux-là, vrais novateurs, aspiraient à la destruction de l’autorité, de la propriété, de la famille, et poussant jusqu’à son terme le culte du droit individuel, rêvaient de détruire la société (tout entière pour faire place à toutes les anarchies. Ceux-là ne se dissimulaient pas que la grande force des institutions condamnées par eux, le grand obstacle aux changemens résolus par eux, était l’Église. Ceux-là ne la condamnaient pas pour son inutilité, mais pour sa force.

Les uns et les autres, jusqu’à ce qu’elle fût vaincue, avaient le même intérêt. Ils se trouvèrent, à la veille de la révolution, unis par un lien plus étroit encore. Quand une passion puissante grandit parmi les hommes, et que les lois ou les mœurs l’empêchent de couler à ciel ouvert, elle se creuse des voies souterraines. À l’heure où l’ancien régime, déjà condamné par l’opinion, interdisait encore à l’opinion de le juger, on sait quels développemens soudains prit en France la franc-maçonnerie, et l’étrange attraction de ceux qui se disaient les défenseurs de la raison et de l’indépendance vers une société où tout était mystère et soumission aveugle. Ils furent séduits par la liberté des débats qui faisait des loges autant d’assemblées délibérantes, semblait préparer un régime d’opinion et accordait à des hommes las surtout du silence le droit de parler : ils ne prirent pas garde qu’il leur fallait payer cet avantage par des engagemens de stricte obéissance à des chefs. L’apparence parlementaire était l’amorce, la réalité était cette abdication de presque tous entre les mains d’hommes qu’ils n’avaient