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LES LUTTES ENTRE L’ÉGLISE ET L’ÉTAT.

leur créateur commun. Il a établi, avec l’égalité de sa sollicitude, l’équilibre de leurs rapports ; il a mesuré l’importance relative de chaque être, et des collectivités de plus en plus étendues où chaque être a sa place ; il a proportionné leurs prérogatives à cette importance, et il a imposé à l’individu le devoir de travailler par le respect de ces lois à la puissance et à la durée de l’espèce.

Où l’intérêt social trouve cette garantie, l’intérêt de l’individu, loin d’être sacrifié, trouve lui-même sa sauvegarde. L’homme certain qu’il a reçu de son créateur, avec la vie, une tâche, et, pour l’accomplir, des facultés et des énergies, devient le plus rebelle aux jougs injustes. Il sait que ses droits les plus précieux ne lui ont pas été conférés par le consentement des autres hommes, mais par sa nature même ; il connaît en lui des retraites inaccessibles à toute contrainte ; vaincu, il garde la foi que la vérité souffre avec lui, que tôt ou tard il triomphera par elle ; il refuse à la force usurpatrice l’assentiment qui le ferait complice et la ferait légitime ; écrasé par elle et seul contre tous, il sait dire un « non » invincible, parce qu’il défend contre la violence des hommes une œuvre de Dieu. Or, cette foi en un droit indépendant des caprices populaires, et que la volonté humaine ne saurait détruire, ne l’ayant pas créé, est le seul fondement de la liberté individuelle et la garantie suprême de toute liberté.

Il faut donc le reconnaître : dans ce conflit de doctrine entre la philosophie du XVIIIe siècle et l’Église, les philosophes ne l’emportent ni par la certitude du principe, ni par la hauteur des vues, ni par la précision des termes, ni par la logique des conséquences, ni par l’ordonnance de l’ensemble. Rien ne manque tant à leur œuvre que le caractère de sérénité, d’impartialité, d’universalité. Ils apparaissent comme les représentans d’une heure, d’une contrée, d’une passion, et leurs pensées, comme eux, ont quelque chose d’impétueux, de local et de momentané. C’est contre les vices du gouvernement établi en France à la fin du XVIIIe siècle qu’ils ont élevé un système général ; parce que l’arbitraire du pouvoir était à cette date le grand vice de ce gouvernement, la liberté est devenue pour eux le principe unique de tout ordre politique ; ils ont donné tout le pouvoir à la raison parce qu’ils croyaient à la primauté de leur propre intelligence : ils ont exalté les droits de l’individu parce que dans l’immensité du monde rien ne leur importait à l’égal d’eux-mêmes ; ils ont peuplé l’avenir de mots, sans autre garantie de leurs promesses que leur imagination, et de