Page:Revue des Deux Mondes - 1897 - tome 142.djvu/758

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
752
REVUE DES DEUX MONDES.

Pour gouverner cette multitude, il faut découvrir les sentimens communs aux hommes les plus étrangers les uns aux autres et les plus pauvres d’intelligence, il faut apprendre la langue des idées vagues et des passions : la place est aux rhéteurs, aux sophistes, aux démagogues. C’est cette collaboration de l’audace et de l’ignorance qui crée le droit.

Voilà le résidu mortel qui demeure, quand se sont évanouies les fumées brillantes, au fond du creuset où le XVIIIe siècle croyait trouver la pierre philosophale. La liberté a prétendu devenir sans limites, elle a été aussitôt sans garanties ; elle a prétendu être le refuge inviolable de l’individu, elle a été livrée au caprice de la foule ; elle a prétendu préparer un régime où chacun restât à jamais son maître, elle a rendu faciles les révolutions où un seul devient le maître de tous ; elle a prétendu inaugurer le règne de la conscience intelligente, elle a soumis le monde à l’omnipotence des incapables, c’est-à-dire au plus aveugle, au plus brutal, au plus humiliant des esclavages.

L’Église, par sa conception du monde, portait remède à ces maux. Si les principes essentiels à la vie individuelle et à la vie sociale sont soustraits aux disputes des hommes, et si le respect perpétuel de ces principes est une forme du culte que la créature doit à son créateur, les contradictions, l’inconstance, la grossièreté de la raison humaine perdent aussitôt de leurs dangers. Les intelligences les plus incultes sont élevées par la foi aux sommets où elles n’auraient pu atteindre par leur propre force, les plus dissemblables trouvent dans la foi la concorde dont leurs égoïsmes les éloignaient, les plus mobiles reçoivent de la foi la constance qui n’était pas en elles, mais qui est dans le devoir. La liberté, qui règle et modifie à son gré tout le reste des doctrines, des institutions et des faits, tourne, comme la terre où elle se meut, autour de pôles fixes. Et l’acte suprême de la raison humaine, étant un acte de foi dans la sagesse divine, donne au monde la confiance en l’avenir.

Cette autorité empêche que l’intérêt social soit sacrifié à l’intérêt individuel. L’égoïsme naturel à l’homme, les formes de civilisation qui, par l’amoindrissement de la vie solidaire et de l’esprit traditionnel, accroissent l’inaptitude de l’homme à comprendre les droits de la famille, de la nation, de la société, ne mettent plus ces droits en péril. Entre eux et soi, l’individu cesse d’être juge et partie ; entre la société et l’homme il y a un arbitre,