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destinée immortelle ne sont pas suspects de méconnaître sa grandeur ; mais ils se refusent à admettre que cette grandeur ait changé de nature vers la fin du XVIIIe siècle, à reconnaître comme maître de la société humaine, à séparer d’elle par une abstraction chimérique, à unir à elle seulement par des pactes volontaires l’être qui naît en elle, ne peut sortir d’elle, ne saurait vivre sans elle, et à qui elle survit. Les contemplant ensemble, ils comparent l’importance de l’un et de l’autre. L’individu, qui est un point dans l’espace, forme, par la multitude des êtres semblables à lui, la génération qui est un point dans la durée ; chacune des générations alimente de sa vie fugitive la vie permanente du genre humain. La volonté de l’individu n’est pas libre d’apporter un dommage à sa génération ; la volonté de cette génération, fût-elle unanime, n’est pas libre d’anéantir le bien légué par le passé et d’en frustrer l’avenir ; nul n’a droit sur ce qui est plus vaste et plus permanent que lui. Et la société, c’est-à-dire l’homme collectif et l’homme durable, multiplié sur le sol par la vigueur de la race et perpétué dans le temps par la suite des générations, est supérieur d’intérêts et d’inviolabilité à l’individu, hôte minuscule et passager de cette vie générale.

Est-ce à dire que l’homme usurpe toujours quand il innove ? Ce serait lui faire grief qu’il ait déserté la sauvagerie des forêts primitives. La différence des âges crée la différence des institutions : tour à tour prématurées, puis opportunes, puis surannées, elles écoulent leur existence temporaire dans l’existence à la fois continue et changeante de l’humanité. Toutes ces tentatives sont méritoires tant qu’elles se bornent à régler les contingences d’un monde livré, selon le mot de l’Écriture, aux disputes des hommes. Et c’est la dignité de l’homme qu’il puisse par la contradiction apparente et l’ascension continue de ses efforts élever la société à une vie de moins en moins imparfaite. Mais la liberté n’a pas le privilège de travailler, quoi quelle veuille et par la seule vertu de son mouvement, à cette perfection : la raison ne tire pas d’elle-même le progrès comme le ver à soie sécrète son fil. À tous les âges, sous tous les régimes, l’espèce humaine est représentée par la race, la famille, l’individu ; et pour l’individu, pour la famille, pour la nation, certaines vérités sont vivifiantes, certaines erreurs sont délétères. Par suite, il y a des lois générales qui sous tous les régimes devront demeurer les mêmes. Le progrès n’est que l’accord des institutions positives avec les vocations naturelles