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propre volonté. Désormais il restait seul avec sa raison qui l’avait délivré. Qui avait droit à conduire sa vie sinon lui-même ? Qui connaissait ses désirs et ses besoins plus que lui-même ? Les intérêts généraux auxquels il avait été sacrifié pouvaient-ils s’établir sur la ruine des intérêts particuliers ? Ne seraient-ils pas garantis le jour où nul individu n’aurait plus à souffrir ? Chaque homme devait donc employer sa part de raison à assurer sa part de bonheur. L’enthousiasme universel des espérances à l’aurore de 1789 fit croire que dans ce peuple unanime survivait la solidarité : jamais des hommes plus « sensibles » n’avaient proclamé plus haut que le bonheur d’autrui est la meilleure part du nôtre, et se prendre à cette apparence fut la naïveté d’une époque sans candeur. Mais dans ces foules où tous revendiquaient pour tous, parce que les désirs de tous étaient les mêmes, chacun songeait à soi, stipulait pour soi. Dès ce moment, quelles libertés sont réclamées tout d’une voix, avec une passion dont l’écho retentira pendant un siècle ? Celles de conscience, de profession, de parole, de presse, de vote, c’est-à-dire celles qui offrent à l’homme le moyen de rester son maître et l’espoir de devenir le maître des autres. Mais il y a une liberté qu’ils ne peuvent exercer, sinon par une concorde de vues, par une communauté d’efforts, qui discipline leur énergie, combine leurs intérêts, crée entre eux un échange de droits et de devoirs, transforme en avantages pour chacun les sacrifices consentis à l’intérêt de tous, et initie les hommes aux conditions normales de la vie : c’est la liberté d’association. Celle-là semble étrangère aux droits de l’homme. Pourquoi ? Parce que toute organisation collective réveille chez l’individu le souvenir des anciens corps où il comptait pour rien. Il se dit un homme libre, il est toujours un esclave échappé, il ne croit jamais avoir mis assez d’espace entre lui et les chaînes rompues. La révolution fut un acte de foi en la raison solitaire de chaque homme. La liberté, prenant des caractères opposés à ceux qu’elle avait sous l’ancien régime, devint à la fois illimitée dans ses espérances et individuelle dans son effort.

Mais, pour se trouver libre à son gré, l’atome ambitieux qui voudrait remplir de soi l’infini devrait être seul. Or il vit mêlé à une multitude d’atomes semblables, dont chacun enferme en sa petitesse la même immensité de désirs. Partout ces énergies se disputent la place et se bornent par leur coexistence. Pour con-