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REVUE. — CHRONIQUE.

grande ou moyenne, en pâture à l’avidité du paysan et c’est par ce grossier appât qu’il espère le séduire. Reste à savoir si la propriété, telle qu’il l’entend et qu’il la façonne à son gré, mérite encore de s’appeler ainsi. C’est ce que nie M. Deschanel, et ce que nous nions avec lui. « Que, dans votre société nouvelle, vous me laissiez ou non, dit M. Deschanel, mon lopin de terre, à moi petit propriétaire, le caractère de mon droit, la valeur de mon titre n’en seront pas moins changés, car il ne peut pas y avoir deux droits de propriété différens, un pour la grande et un pour la petite. Le droit n’est pas une question de chiffre. Je serai peut-être encore propriétaire de fait, mais seulement en vertu d’une concession de la puissance publique, en vertu de votre bon plaisir. Je ne serai plus qu’un « sous-propriétaire » ou un « usufruitier » ; je dépendrai désormais d’une autre volonté que la mienne. » Dans ce système, quoi qu’en dise M. Jaurès, la propriété est atteinte, non pas seulement dans son étendue, mais dans son essence. J’ai un bail provisoire, toujours révocable. Je ne suis pas le maître de la terre qui m’est concédée. Il peut y avoir possession précaire, il n’y a pas propriété. Et il faut, vraiment, ne pas connaître le paysan français pour croire qu’il se fera sur ce point une minute illusion. Pourquoi, en effet, tient-il si fortement à la terre ? Si c’était uniquement pour y puiser les moyens de vivre, il aurait le choix entre ce moyen et beaucoup d’autres qui se présenteraient également à lui. S’il cherchait seulement sa subsistance, bientôt sa préoccupation serait satisfaite et son ambition trouverait ses bornes. Mais la terre, dans sa pensée, dans son rêve, si M. Jaurès préfère cette expression, est le meilleur et le plus sûr instrument de son indépendance. Il le préfère à tous les autres, parce qu’il y trouve plus de fixité et de solidité. Il y trouve surtout un autre avantage : c’est que cette terre, qu’il perd si rarement lorsqu’il a réussi à se l’approprier, il peut toujours l’étendre, en acquérir plus encore par son travail et par son économie. Ce qui en fait à ses yeux le prix inestimable, c’est qu’elle devient la doublure même de l’homme. Elle donne la mesure de son activité laborieuse. Elle s’accroît en même temps que la famille augmente ; elle assure sa sécurité dans l’avenir. Rêve si l’on veut, mais rêve très pratique, et que le paysan fait très distinctement. Que de peines, que de soins, que de patience et de constance pour arriver à arrondir son champ, à le laisser à ses enfans plus grand qu’il ne l’a reçu de son père ! Cette espérance est ce qui soutient, encourage, stimule ses efforts.

Et, puisqu’il s’agit d’organisation sociale, quel est le meilleur rapport à établir entre l’homme et les moyens de production, si ce n’est