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LES ANNÉES DE RETRAITE DU PRINCE DE BISMARCK.

mots. — « Je pardonne à mon empereur de m’avoir signifié mon renvoi, disait-il en substance aux pèlerins admis à l’honneur d’interroger l’oracle. Il est jeune, ardent, actif, il veut faire le bonheur des hommes ; mais je ne crois pas à la possibilité de les rendre heureux. Pourriez-vous me citer un politicien, un savant, un artiste, un avocat, un industriel, à qui son revenu et sa situation ne laissent rien à désirer ? Connaissez-vous un millionnaire satisfait de son sort et de ses millions ? Si riche, si heureux dans ses entreprises, si bien né, si haut placé qu’il soit, connaissez-vous un homme parvenu au terme de ses souhaits ? Bref, connaissez-vous un homme content ? Comment l’ouvrier le serait-il ? Peu de plaisirs, beaucoup de soucis, beaucoup de privations, tel est son lot. Donnez-lui une livre sterling par jour : avant peu, sa femme en demandera deux pour parer ses enfans ou pour sa propre toilette, et elle n’aura pas de cesse qu’elle ne lui ait inoculé son mécontentement. Le sort des prolétaires s’est amélioré dans des proportions énormes, et ils sont moins heureux qu’avant ; à mesure que s’accroît leur aisance, leurs besoins augmentent et leurs appétits s’aiguisent. Au fond, ouvriers et millionnaires, l’universel mécontentement a son utilité. Que tous les hommes soient contens, ils s’endormiront ; le genre humain croupira dans un lâche repos ; son bonheur exempt de tout désir et de toute inquiétude sera pareil à celui dont jouissent des demi-sauvages dans ces îles fortunées où ils vivent d’air, de soleil, de noix de coco et de bananes, qu’ils n’ont pas même la peine de cuire. »

Il ajoutait que la plupart des ouvriers mécontens ne sont pas des hommes dangereux, qu’ils ont assez de bon sens pour se tenir en garde contre les hasards des révolutions, mais qu’on ne saurait trop se défier des minorités turbulentes, que ce sont les minorités qui mènent le monde, que d’éloquens imposteurs imputent aux gouvernemens les mille maux naturels et inévitables auxquels la pauvre humanité est sujette, qu’un gouvernement qui transige, s’accommode avec ces funestes charlatans se déshonore, que toute concession faite à la démocratie sociale est comparable au black-mail, à ce tribut que payaient les habitans du bas pays aux montagnards de la Haute-Écosse pour se garantir de leurs brigandages. Il concluait en disant : « Mon jeune maître a meilleur cœur que moi, et on ne peut lui demander d’avoir la sagesse d’un vieillard blanchi dans les affaires. Il voulait la paix, je voulais la bataille ; plus tôt elle viendra, plus elle sera facile à gagner. La première vertu d’un gouvernement est l’énergie ; il y a des rigueurs nécessaires et des maladies qu’on ne guérit que par les remèdes