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parfois les sténographes eux-mêmes suspendus aux lèvres de l’orateur, comme les chœurs en extase manquèrent un soir la réplique de la Sontag ; et Dieu sait si Berryer rendait leur besogne difficile, avec ses phrases incorrectes[1] dont il ne voulait jamais revoir le texte, bien qu’elles eussent grand besoin d’un peu de toilette. Mais, disait-il, la gloire est une belle dame dont il faut être aimé presque sans le savoir ; on la rend infidèle quand on se vante de ses faveurs.

Parmi ceux qui faisaient pour lui l’opinion publique, rappelons enfin ses fidèles électeurs de Marseille, ces foules qui lui prodiguaient les ovations et l’accueillaient comme s’il rapportait Henri V dans ses bagages, les salons qu’il fréquentait, les amis qu’il recevait une fois par semaine dans son appartement de la rue des Petits-Champs auquel il demeura fidèle soixante ans et plus, où Tamburini, Lablache, Tulou, Batta, Rubini, la Pasta tenaient à honneur de se faire entendre. Ses amis : même entre les meilleurs, il faut encore faire un choix, afin d’épargner au lecteur l’ennui d’une énumération : Rossini, Delacroix. Alfred de Musset, la marquise de La Grange, Mme Jaubert, de Bardonnet. Laurenceau, de Jobal, les Vaufreland, le comte de Falloux, les la Guibourgère, M. de Larcy, Richomme, l’ancien clerc de son père, qui à Augerville s’était attribué le département des mystifications et des farces. Ses salons de prédilection : la duchesse de Duras, si passionnée pour la gloire de Chateaubriand, l’auteur d’Ourika et d’Edouard, qui se dépeignait elle-même dans ce mot : l’amitié est une foi, — et dit à Charles X cette belle parole : « Après tout, sire, la Grèce est la Vendée du christianisme » : la duchesse de Rauzan sa fille, la duchesse de Galliera, la vicomtesse de Vaufreland, la duchesse Pozzo di Borgo...

A ses amis intimes, il offre une charmante hospitalité dans cette propriété d’Augerville[2], achetée en 1825, réparée et embellie par lui amoureusement, où il avait semé les prairies, les bois, les fleurs, les rochers, ménagé les points de vue, rassemblé

  1. Il arriva à l’un de ces sténographes de s’écrier plaisamment, dans un moment d’humeur : « On ne parle pas plus mal que cet homme-là. »
  2. Mme la vicomtesse de Janzé raconte que dans un moment où il le savait fort empêché, Napoléon III se souvint de son ancien avocat et voulut lui venir en aide, sans froisser sa dignité ni ses sentimens. M. de Persigny vint trouver Berryer comme de lui-même et lui proposa d’acheter la nue propriété d’Augerville, sous la condition singulière qu’un appartement lui serait réservé. Après quelques hésitations, Berryer accepta, et le prix était même convenu, lorsqu’il apprit que l’Empereur se cachait derrière M. de Persigny. Il rompit aussitôt la négociation.