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était mise, le dîner tout servi, personne ne parut pendant le repas. Thiers montra à Berryer un portefeuille rouge, plein de lettres qui auraient pu entraîner des condamnations capitales contre soixante à quatre-vingts personnes compromises dans l’échauffourée de Vendée. « Ces lettres-là, dit-il, personne ne les verra, pas même le roi Louis-Philippe. » Vers neuf heures, comme il se préparait à aller aux Tuileries, il ajouta : « Monsieur Berryer, que sortira-t-il de tout cela ? Je n’en sais rien. Mais s’il n’en sort pas une monarchie (il ne disait pas laquelle, remarquait Berryer en contant plus tard l’entrevue), soyez sûr que je n’y serai pour rien. » Un tel procédé les mit en sympathie, et Thiers eut grand soin d’entretenir ce sentiment par mille gracieusetés, faveurs, passeports dans des circonstances délicates, qui rappellent cette réponse de Guizot au protecteur d’un homme de mérite : « Dites-lui de se faire recommander par des députés de l’opposition. » On se combattait à la tribune, on se donnait la main, on échangeait des complimens dans les couloirs de la Chambre ; et, sans doute, Berryer plus d’une fois mit une sourdine à ses philippiques quand il avait en face de lui Thiers premier ministre. Entre la lutte au couteau, le silence bienveillant et l’approbation, il y a tant de nuances ! C’est comme un terrain mixte, une zone neutre où l’amitié, les affinités électives, les influences de salon développent des espèces de contrats innomés, des conventions tacites qui enlèvent aux discordes politiques une partie de leur âpreté, de même que le droit des gens, la courtoisie des chefs autorisent des trêves, des rapports affectueux, des tolérances réciproques entre deux armées ennemies.

Berryer n’ignorait pas quel rôle joue, même dans l’opposition, l’art des compromis et des concordats, et que les amitiés privées facilitent les amitiés politiques. C’était un de ses axiomes qu’on ne doit jamais river un homme à ses erreurs en les lui rappelant toujours[1]. Il semble qu’il devinait l’avenir, qu’il aurait un jour pour alliés ses adversaires : aussi ne craignait-il nullement de négocier avec eux, d’accepter par exemple une entrevue avec le comte Molé dans son hôtel de la rue de la Ville-l’Évêque. M. Charles de Lacombe la raconte en ces termes : Le comte Molé lui témoigna

  1. Sous l’Empire, Berryer devient le commensal de Thiers. et Thiers va le voir à Augerville. « Voyons, lui disait souvent le royaliste, revenez à nous, qui vous retient ? — Mon cher, repartit son hôte, vous en parlez bien à votre aise. Si Henri V remontait sur le trône, vous seriez garde des sceaux, et moi je serais pendu. »