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Ils se marièrent en 1836. Pour donner satisfaction, paraît-il, aux lois du pays, Poe produisit un témoin qui attesta sur la foi du serment que la fiancée avait vingt et un ans accomplis. Le pasteur qui les unissait trouva qu’elle avait l’air bien jeune pour son âge, et il n’en fut rien de plus.

Poe adorait sa femme-enfant. Le seul objet de luxe des jours moins durs était une harpe, ou un piano, pour accompagner la belle voix de Virginie. La beauté de Virginie remplissait son mari d’orgueil. Il mettait toute sa volonté à ignorer que cette mignonne créature ne lui était que prêtée par la Mort, et pour bien peu de temps ; la phtisie, qui lui avait déjà pris son père et sa mère, allait lui ôter encore ses amours, et Virginie le savait, s’il faut en croire jusque-là le conte où elle est célébrée : « — A la longue, m’ayant un jour parlé, tout en larmes, de la cruelle transformation finale qui attend la pauvre Humanité, elle ne rêva plus dès lors qu’à ce sujet douloureux, le mêlant à tous nos entretiens… Elle avait vu que le doigt de la Mort était sur son sein, et que, comme l’éphémère, elle n’avait été parfaitement mûrie en beauté que pour mourir, » Mais lui, disent les contemporains, il devenait fou à la moindre allusion au malheur suspendu sur sa tête. Nous reviendrons plus tard à Éléonora ; nous n’en aurons que trop l’occasion. Laissons quelque peu ces blêmes amoureux dans les poétiques greniers où se transportait de ville en ville leur foyer nomade, à Baltimore, à Richmond, à Philadelphie, à New-York, selon que « l’ouvrage » donnait ici ou là. Oublions-les sur un de ces instans, toujours rapides pour eux, où nous pouvons nous les représenter dans une paix relative. Poe travaille, rêve et jardine, la tante Clemm récure énergiquement ; Virginie chante et l’on dirait un oiseau-mouche malade.

Il y avait plusieurs raisons pour que le bonheur ne fût jamais chez eux qu’un hôte de passage, et chacune de ces raisons était si forte, qu’elle aurait dispensé de toutes les autres.


II

Tout condamnait Edgar Poe à la misère. Quelques rares lettrés mis à part, l’Amérique entière aurait signé des deux mains l’aveu de la dame de tout à l’heure disant d’un de ses poèmes : « — Il aurait été dans une langue perdue, que nous on aurions compris tout autant. » On désoblige aujourd’hui ses compatriotes