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de la campagne, l’ouvrier retienne longtemps les naïfs sentimens du moujik, qu’il conserve surtout sa foi en Dieu et au Tsar. Cette double religion est, heureusement, ancrée au cœur de l’homme russe. Mais, là aussi, jusqu’au fond de l’âme, le changement des conditions sociales peut amener, à la longue, des perturbations profondes. L’esprit de l’homme, ses idées, ses affections, ses rêves changent avec ses habitudes et avec ses intérêts. La censure impériale a beau étendre sa vigilante tutelle sur le peuple des villes et des campagnes, surveillant étroitement les feuilles et les bibliothèques populaires ; la censure et la police peuvent bien arrêter l’invasion des doctrines du dehors : elles ne sauraient empêcher l’éclosion des idées, ni la fermentation des sentimens que fait germer l’atmosphère surchauffée de l’usine.

Il n’y a pas de privilège pour la terre russe ; rien ne la garantit à jamais contre les luttes de classes. Naguère encore, la Russie, appuyée sur le mir moscovite, se vantait d’être à l’abri des commotions sociales, aussi bien que des révolutions politiques de l’Occident, prenant volontiers en pitié les nations de la vieille Europe, vouées par leur structure sociale et par leurs constitutions politiques aux guerres de classes et aux révolutions. Ce n’était là qu’une illusion de l’orgueil national ; pour que la Russie fût assurée d’échapper aux luttes de classes et aux conflits d’intérêts de l’Occident, il eût fallu qu’elle n’empruntât à l’Europe ni ses sciences, ni ses machines. En voulant devenir, par son industrie, un État moderne, elle s’expose, sans le vouloir, aux difficultés et aux périls des États modernes. Il est vrai que si la Russie du XXe siècle ne peut se soustraire aux compétitions sociales, elle gardera encore, vis-à-vis des présomptueuses nations de l’Occident, l’avantage de posséder un pouvoir fort, accepté de tous, plus capable peut-être que nos gouvernemens électifs, républiques ou monarchies parlementaires, de remplir la future mission des gouvernemens, de jouer, entre les intérêts en conflit et les classes en lutte, le rôle malaisé d’arbitre et de modérateur. Si, jamais, un jour proche ou lointain, l’autocratie éprouve le besoin de se justifier, aux yeux de ses 130 millions de sujets, peut-être sera-ce en leur prouvant qu’un tsar autocrate est seul de taille à soutenir ce rôle vraiment impérial.


ANATOLE LEROY-BEAULIEU.