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ans, dans trente ans, dans quarante ans, selon les villages, les terres communales, affranchies des redevances léguées par le servage, auront cessé d’être une charge, pour personne. Le mir n’aura plus d’intérêt à retenir, par un lien fiscal, les paysans sortis de son sein ; s’ils lui demeurent attachés, ce sera par des liens purement volontaires, parce qu’ils auront un avantage réel à conserver un champ dans la commune, devenue, enfin, vraiment propriétaire de son domaine.

Quoi qu’il en soit, l’usine est en train d’enlever au mir une partie de son personnel. La grande industrie, en modifiant les conditions économiques de la Russie, en transformera la structure sociale. Le temps s’éloigne où les Russes pouvaient affirmer que la Russie et l’Europe occidentale avaient pour fondement deux principes sociaux diamétralement opposés. On ne pourra bientôt plus dire que, en face des sociétés européennes régies par le principe anarchique de la concurrence, la Russie représente le principe organique de la communauté. L’industrie est venue renverser la thèse des slavophiles. L’industrie obéit, dans les plaines russes, aux mêmes lois qu’en Occident ; à Moscou, comme à Lyon ou à Manchester, elle est assujettie aux luttes de la concurrence ; elle crée, avec de nouveaux besoins, de nouvelles mœurs. Si le mir avait pour mission de préserver le grand empire slave des envahissemens de l’individualisme et des compétitions déclasses, le mir est condamné à une prochaine faillite.

Avec l’industrie et la concurrence, s’introduit ou se fortifie, au cœur de la vieille Russie, le sentiment de la personnalité. L’individu s’émancipe des groupemens traditionnels. Si l’ouvrier russe, dégagé peu à peu des lisières du mir, conserve un penchant pour la vie d’artel et pour les pratiques collectivistes, ce penchant prendra, chez lui, une forme nouvelle ; comme chez les ouvriers de l’Occident, il se détournera de la terre pour se concentrer sur la fabrique ; l’ouvrier « dépaysanisé », abandonnant aux moujiks les champs de la commune agraire, rêvera, à son tour, de communisme industriel ou de collectivisme manufacturier. Car, après la transformation économique, risque fort de venir, chez l’ouvrier russe, la transformation morale. L’ouvrier de Moscou et de Pétersbourg garde encore, aujourd’hui, les idées, les sentimens, l’âme du moujik. Déjà, cependant, la fabrique et l’instruction populaire commencent à modifier cette âme paysanne. Je souhaite, sans trop l’espérer, que, en se détachant du mir et