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le régime des partages périodiques. La commune peut bien essaimer, le moujik émigré volontiers vers l’Est, il ne redoute pas la Sibérie ; mais la population russe augmente, chaque année, en Europe, de plus d’un million d’âmes, et la colonisation russe ne peut guère pourvoir plus de 150 000 ou de 200 000 moujiks, par an[1]. Que faire du surplus ? où caser les millions de couples qui, chaque décade, arrivent à l’âge adulte ? Déjà, en plus d’une contrée de la Terre noire, les nouveaux arrivans réclament, en vain, leur part du sol ; le mir, qui, à chaque répartition, a dû restreindre ses lots, trouve les champs de ses membres trop petits pour les réduire encore par de nouveaux partages. Ces moujiks sans lot de terre, ces bobyls, vrais prolétaires ruraux, sur un sol que l’on croyait fermé au prolétariat, l’intérêt du mir est de les céder à l’usine.

D’habitude, il est vrai, tout en les laissant partir, le mir garde, sur ces émigrés à la fabrique, une sorte de droit de suzeraineté ; il prétend lever, sur les absens, un tribut annuel, leur faire acquitter une part des impôts ou redevances de leur village natal. Tel est le sort de la plupart des paysans ouvriers, de ceux du moins qui ont reçu, de leur commune d’origine, un lot de terre. Ils sont assujettis à payer les impôts du pays qu’ils ont quitté. Pour tous ceux qui appartiennent à des communes dont les impositions dépassent le revenu de la terre, c’est là, manifestement, une charge pesante que l’ouvrier de fabrique ne saurait supporter, indéfiniment, sans murmurer. Travailler à l’usine pour solder les impôts de son village est une condition qui paraîtrait dure à nos ouvriers français ; c’est celle d’un grand nombre de Russes, dans un pays où la possession d’un champ reste, souvent encore, une charge. Pareille situation, issue du servage, ne peut se prolonger longtemps ; après avoir émancipé le paysan de la servitude seigneuriale, peut-être faudra-t-il affranchir le moujik ouvrier du servage communal. Par bonheur pour la Russie et pour le moujik, les charges des communes semblent devoir aller en diminuant, à mesure qu’approchera la liquidation définitive du servage. Il viendra un jour où les communes ayant entièrement soldé leurs redevances de rachat, le mir sera allégé de la plus lourde des impositions qui pèsent sur ses membres ; ce jour-là, dans vingt

  1. Jusque vers 1890, l’émigration vers la Sibérie atteignait à peine 40 000 ou 50 000 âmes par an ; elle a beaucoup augmenté, depuis les travaux du Transsibérien. En 1896, le chiffre des émigrans en Sibérie est monté jusqu’à 200 000 âmes. Aussi le gouvernement impérial est-il plus enclin, aujourd’hui, A modérer qu’à stimuler l’émigration en Asie.