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Ainsi se modifie, sans révolution et sans secousse brusque, sous l’action lente et continue des agens économiques, la structure intime, avec les conditions sociales, de l’immense empire. Une des grandes différences entre la Russie du XIXe siècle et les nations germano-latines de la vieille Europe, c’est que la Russie demeurait, naguère encore, un pays tout rural, un empire de paysans administré par une bureaucratie nobiliaire. Elle manquait des deux couches sociales, d’origine urbaine, dont l’avènement et les luttes ont rempli l’histoire de l’Occident, depuis la Révolution française. La Russie ne possédait ni classe ouvrière, issue de l’industrie et des métiers de la ville, ni classe bourgeoise, émergée des professions libérales ou du négoce. La Russie avait des paysans et une noblesse, — encore combien différens, ces paysans et cette noblesse, de ce que nous entendions, sous les mêmes noms, en Occident ! — elle n’avait ni peuple, ni classes moyennes. Quoi qu’en aient pu dire ses panégyristes nationaux ou ses détracteurs étrangers, ce n’était pas là, chez elle, un caractère constitutif de la nature russe, un trait de l’esprit moscovite ou du génie slave. La race et la nature n’y étaient pour rien ; c’était un trait de jeunesse, un signe que, chez elle, l’évolution sociale et économique était moins avancée. Cette évolution à l’européenne, à laquelle tant de Russes se promettaient d’échapper, se flattant de ne pas obéir aux mêmes lois sociales que l’Occident décrépit, voilà qu’elle se fait, malgré eux, sous leurs yeux ; et elle tend à s’opérer dans le même sens que chez nos vieilles nations latino-germaniques. La nature et l’histoire ont eu beau marquer la Russie d’une autre empreinte, le servage et le mir ont eu beau lui donner une structure sociale en apparence radicalement différente de la nôtre, le temps approche où ces différences, encore si frappantes, iront s’atténuant pour laisser apercevoir, au-dessous des dissemblances anciennes, des analogies auxquelles n’eussent pas voulu croire les vieux slavophiles. L’industrie est le plus puissant agent de cette évolution. Grâce à elle, le mouvement de différenciation entre le travail agricole et le travail industriel tend à produire, là-bas, les mêmes effets qu’en Occident. L’organisme encore vivace du mir peut retarder, non arrêter l’évolution. Une fois de plus, va se manifester à nos yeux, dans ce nouveau champ