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pouvoir autocratique échouerait. Elle éprouverait, à son tour, que l’évolution des peuples est soumise à des lois historiques, à des lois naturelles contre lesquelles ne sauraient prévaloir ni les rêves des théoriciens, ni la volonté des gouvernemens, ni l’appareil des lois. L’avenir montrera aux Russes que leur moujik n’est pas un homme différent des autres ; le mir n’empêchera pas l’ouvrier de se « dépaysaniser », de se moderniser, de s’européaniser, et, pour cela, de se détacher des groupemens héréditaires du mir, de briser l’antique moule de la collectivité agraire. Transformation redoutable, assurément, autant qu’inévitable, qui, pour la nation et pour l’empire, aura ses souffrances et peut-être ses périls, mais que la Russie ne saurait prévenir qu’en éteignant les fourneaux de ses usines et en démontant les machines de ses fabriques.

C’est par l’industrie, me semble-t-il, plus encore que par la science et par la diffusion de l’instruction populaire, c’est par la formation simultanée de classes nouvelles, ouvrière et bourgeoise, que se prépare, de loin, la transformation sociale du vaste empire et, avec elle, un jour peut-être, l’évolution politique jusqu’ici vainement rêvée par la jeunesse universitaire et par ce que les Russes appellent, emphatiquement, « l’intelligence ». Car, en dépouillant le paysan, l’ouvrier russe pourra prendre, lui aussi, des idées, des notions et comme une âme nouvelles. Les humbles artels de moujiks à l’esprit routinier et à l’horizon borné, comme une cervelle de vieux paysan, se changeront en orgueilleux syndicats, en entreprenans trade unions, avec lesquels les patrons et peut-être l’autorité elle-même devront un jour compter. Quel que soit le secret de ses destinées, il semble bien, en effet, que toute transformation politique de la Russie doive être précédée d’une transformation sociale.

L’apparition d’une classe ouvrière, vouée uniquement au travail industriel, devait commencer par les industries les plus prospères. C’est bien ainsi que les choses se passent sous nos yeux ; on le voit par les filatures de coton de la région de Moscou. Il s’y rencontre, aujourd’hui, nombre d’ouvriers pour qui l’industrie n’est plus seulement un gagne-pain temporaire, qui regardent la fabrique comme le centre de leur existence. Il en est, déjà, qui travaillent à la filature avec leur femme, parfois même avec leurs enfans. A côté de l’ouvrier, se montre, de plus en plus, l’ouvrière qui, elle aussi, a quitté son village natal pour l’usine. Le travail des femmes, jadis presque étranger aux ateliers russes, s’y est beaucoup