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des paysans ou des ouvriers sans instruction technique et sans esprit de corporation[1]. C’est moins, d’habitude, un syndicat professionnel qu’une sorte de coopérative aux formes étrangement souples[2].

L’artel semble, du reste, aujourd’hui, en train de se modifier et parfois de se corrompre, perdant sa simplicité patriarcale, avec la transformation du moujik en ouvrier de fabrique. Elle unit parfois les défauts du régime communiste, le paysan ouvrier enrôlé chez elle y perdant son individualité ; et les défauts de l’exploitation égoïste de l’ouvrier au profit d’intérêts personnels, distincts des siens. L’ancien, le chef de l’artel, au lieu de n’être que l’aîné dans une famille de frères, se change souvent en une sorte d’intermédiaire, d’entrepreneur, qui ne poursuit que ses intérêts propres, embauchant des ouvriers à prix réduits, souvent pour un vedro d’eau-de-vie[3], et les louant à une fabrique, pour un temps déterminé, moyennant un salaire dont la meilleure part reste dans ses mains. L’artel ne deviendra une protection efficace pour l’ouvrier qu’en se rapprochant des trade unions ; mais, pour cela, il faut d’abord que l’ouvrier russe se « dépaysanise », et que se relève le niveau intellectuel des moujiks de fabrique.

Le gouvernement, il faut bien le dire, est trop défiant de toutes les associations pour favoriser l’éclosion de trade unions et de syndicats. Il ne tolère rien, déjà, chez les ouvriers, de ce qui peut prêter à l’agitation et affecter un caractère révolutionnaire. Il ne permet, d’habitude, ni coalitions ouvrières, ni grèves. L’intervention des autorités, en pareil cas, ne se fait jamais attendre longtemps ; la police et, au besoin, l’armée sont là pour briser la résistance des récalcitrans. Avec le régime autocratique et les procédés de l’administration russe, ouvriers et patrons se sentent, également, tenus de se soumettre aux injonctions des autorités.

Le pouvoir s’efforce de conserver à la vie industrielle un

  1. Catherine II a bien essayé d’introduire dans les villes russes des corps de métiers appelés tsekhs de l’allemand Zeche : mais ces corps de métiers n’ont eu qu’une existence nominale et n’ont guère servi qu’au contrôle de la police. Voyez l’Empire des Tsars et les Russes, t. Ier , p. 314.
  2. L’artel, en effet, se prête à une grande variété de formes, et l’on désigne parfois sous ce nom des associations de caractères fort différens. Voyez par exemple Afanassief : l’Artel russe.
  3. Le vedro russe vaut un peu plus de 12 litres.