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Le maître, uniquement soucieux de s’enrichir, ne craint pas d’exiger un travail excessif de passans qu’il ne reverra plus au bout de quelques mois. Peu lui importe la santé des moujiks qui traversent son usine ; il ne se fait pas scrupule d’user de son personnel jusqu’à l’extrême limite des forces humaines ; il se dit que ses ouvriers iront se refaire, l’été, au village, et que, à leur défaut, d’autres viendront prendre leur place, l’automne suivant.

Aussi, durant son séjour à l’usine, l’ouvrier temporaire est-il, d’habitude, mal nourri, mal logé, mal chauffé, mal vêtu. Il est souvent entassé, pêle-mêle, dans des baraques infectes dont ne voudraient pas des coolies indiens. Parfois, ces ouvriers paysans n’ont pas de logement où reposer la nuit ; ils dorment là où ils travaillent, dans l’air vicié de l’usine, près de leurs métiers, sur le sol de l’atelier, transformé en dortoir. Là même où l’ouvrier trouve un gîte mieux approprié, il est souvent parqué dans les murs d’une sorte de caserne ouvrière, à peu près comme le Cafre des mines du Transvaal dans son compound. Il lui est défendu de quitter la cour de l’usine ; on se défie de ses goûts nomades, on craint de le voir s’évader. Pour être sûrs de garder leurs ouvriers, les patrons les tiennent enchaînés par des contrats à long terme, pour des mois, pour une saison, parfois pour une année et plus ; le salaire est fixé pour toute la durée du séjour de l’ouvrier à l’usine ; le fabricant, de ce côté, se met à l’abri des fluctuations des prix. Le moujik, il est vrai, a peu le sentiment du respect des contrats ; il ne comprend pas toujours les engagemens qu’il souscrit ou que ses pareils souscrivent pour lui ; mais les contremaîtres et la police sont là pour les lui rappeler. Il reste encore, çà et là, des patrons qui traitent leurs ouvriers en serfs, ne craignant pas, au besoin, d’employer contre eux la force et le fouet. L’ouvrier russe, habitué aux rudesses du village, supporte ce que ne tolérerait pas l’ouvrier d’Occident. Malgré tout, les désertions sont fréquentes ; il n’est pas rare que le moujik s’enfuie de ces bagnes industriels ; parfois même, poussé à bout, il se révolte contre les chefs de fabrique, de même que, ailleurs, il s’insurge contre les intendans des grands propriétaires.

Il s’en faut donc que le mir et les communautés de villages réussissent toujours à élever l’ouvrier russe au-dessus des ouvriers d’Occident. L’attache à la terre et au mir peut devenir, pour l’ouvrier de la Grande-Russie, une cause d’infériorité, à la fois économique et morale. La possession d’un lot de terre, loin