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ville ou à l’usine, divorce dangereux pour la moralité des deux époux. La famille au pays est privée de son chef, et l’ouvrier à la fabrique est séparé de sa compagne et de ses enfans. Si la communauté de village garde un foyer à la famille, ce n’est alors qu’en supprimant la vie de famille. Au lieu d’en rapprocher les membres, ce foyer villageois les isole.

L’attache au mir et au sol, qui doit préserver le moujik du prolétariat, risque de devenir, pour l’ouvrier de fabriques, comme un lien de servitude, comme une longe qui le tient artificiellement enchaîné à la terre dont il a cessé de tirer sa subsistance. Le mir lui enlève ou lui dispute la liberté de se fixer dans la région et dans le métier où la vie lui serait le plus facile, et le travail le plus profitable. Au rebours de ce que le mir semblait promettre, le moujik ouvrier, ne pouvant prendre racine nulle part en dehors de son village, s’habitue à une vie instable ; il passe d’une industrie à une autre, sans pouvoir s’arrêter ou se fixer dans aucune. L’attache au mir entretient, chez le moujik, les penchans nomades qu’elle semblait devoir refréner. Le paysan ouvrier du Nord roule, sur la terre russe, de district en district, d’usine en usine, sans pouvoir s’établir à demeure nulle part.

Est-ce la peine de le constater ? l’agriculture et l’industrie n’ont, ni l’une ni l’autre, à se louer de ce personnel intermittent de moujiks, mi-partie paysans, mi-partie ouvriers. C’est là, pour toutes deux, pour l’industrie surtout, une difficulté et une gêne. La propriété collective et la dépendance du mir, qui ne semblaient affecter que les intérêts agricoles, ne mettent guère moins d’obstacles aux progrès de l’industrie qu’aux progrès de l’agriculture.

L’ouvrier paysan qui passe de fabrique en fabrique est généralement dépourvu d’instruction technique, d’habileté professionnelle. Le travail que le moujik apporte aux manufactures est de qualité inférieure, de cette sorte que les Anglais et les Américains appellent, dédaigneusement, unskilled labour. De là, malgré son intelligence native et sa dextérité naturelle, l’infériorité de l’ouvrier russe vis-à-vis de la main-d’œuvre étrangère, et par suite une des causes de l’infériorité de l’industrie russe. Les salaires ont beau être bas, fort au-dessous même de ceux de l’Allemagne, l’inhabileté de la main-d’œuvre élève le coût de la production[1].

  1. Les documens officiels constataient naguère que les ouvriers russes, les mineurs notamment, touchaient à peine la moitié des salaires de l’ouvrier anglais (Industries of Russia ; t. Ier, introd., p. 43, 44). M. Mendéléef, le chef du département du Commerce et des Manufactures, en cela d’accord avec nombre de Russes, semblait regarder le bas prix des salaires comme le principal fondement de la prochaine grandeur industrielle de la Russie. Il reconnaissait dans le mir une des causes de cette faiblesse des salaires. L’ouvrier russe, déclarait-il, grâce à son lot de terre et au bon marché du pain, est porté à regarder tous ses gains en dehors de l’agriculture, tout ce qu’il gagne notamment à l’usine en hiver, comme un profit net pour lui ; et dès qu’il y a la plus légère compétition dans l’offre des bras, le moujik se contente de la rémunération la plus mince, d’autant que, autrement, il ne trouve pas de travail (ibid., p. 43).