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ambitions de liberté politique semblent devenues plus patientes ; les vagues aspirations constitutionnelles se taisent ou ne font entendre qu’un sourd murmure. Mais l’évolution sociale se poursuit et s’accélère ; la structure intime du pays se modifie ; et l’exemple d’autres nations nous incline à croire que si jamais la Russie doit passer par des transformations politiques, ce ne sera sans doute qu’après avoir subi des transformations sociales. Sur ce point, les slavophiles pourraient bien avoir raison ; leur erreur est de n’avoir pas senti que pareilles transformations ne pourront être arrêtées par le mir du moujik. Il se peut, — l’histoire est loin d’y contredire, — que l’évolution politique soit plus ou moins, en tout pays, dans la dépendance de l’évolution sociale ; mais l’évolution sociale, à son tour, est dans une dépendance autrement étroite de l’évolution économique. La Russie contemporaine, la Russie de l’empereur Alexandre III et de l’empereur Nicolas II en offre un exemple bien fait pour frapper tous les observateurs. Le grand empire slave est justement fier du rapide essor de son industrie ; mais ni les deux capitales, ni les provinces ne pressentent peut-être combien ce merveilleux développement industriel va modifier les conditions anciennes de leur état social.

Est-il vrai que le mir et les communautés de village sont un rempart contre l’invasion des idées subversives, ce ne peut être que pour la vieille Russie agricole. Eussent-ils tous les mérites que leur ont prêtés les slavophiles et les narodniki[1], le mir et les communautés de village ne pourraient défendre que les paysans et les campagnes ; ils ne sauraient couvrir les villes ; les régions industrielles n’en resteraient pas moins ouvertes à l’irruption des sophismes révolutionnaires.

Or, la Russie de l’empereur Nicolas II n’est plus un État exclusivement agricole ; elle devient, elle aussi, un pays de grande industrie ; elle y a mis sa gloire et ses efforts, et elle y a réussi ; c’est là une évolution, c’est là une transformation dont doivent se ressentir les conditions sociales du vaste empire et le régime du mir et les communautés de village elles-mêmes. Il surgit, en Russie, avec le développement industriel et l’érection de grandes manufactures, d’autres questions sociales, d’autres problèmes économiques que les questions agraires et les partages périodiques du mir. La Russie ne peut plus être considérée comme un immense

  1. Narodniki, de narod, peuple.