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d’ailleurs n’est pas, comme on pourrait le croire, le principal client de Bordeaux ; il met de l’eau dans son vin, c’est tout dire ; il se déshabitue des vins de luxe. Les bonnes caves deviennent rares ; elles appartiennent à l’époque familiale où l’on vivait moins vite et où l’on ne comptait pas comme aujourd’hui ; on n’en trouve plus que dans les restaurans ou dans des maisons d’exception. En sorte que les Bordelais ont contracté d’énormes charges pour reconstituer leurs vignobles, qui exigent des soins et des dépenses bien plus considérables que les anciens, et qui rapportent moitié moins. Leur vin a baissé de 400 à 150 francs la barrique ; souvent il ne paie plus ses frais. Tel propriétaire qui a dépensé 52 000 francs pour mener à bien sa récolte est heureux de la vendre 55 000 francs, de peur de la garder en cave. Et jusqu’à ce dénouement que de fatigues, d’inquiétudes, de risques, sous la menace des gelées, de la grêle, d’un retour de la maladie ! Si la chance lui est contraire, il lui faut vendre son domaine, mais à qui ? et à quel prix ? Là comme ailleurs la même loi s’impose ; l’avilissement du produit déprécie le travail de l’ouvrier, l’effort du patron, le capital, la terre, le pays. Exploités en grand, les vignobles ne peuvent supporter les frais d’une administration, ni même ceux qu’entraîne la présence d’un régisseur : tout intermédiaire devant disparaître entre le propriétaire et ses employés, l’acquéreur sera difficile à trouver ; il devra être énergique, capable, presque savant, riche, car plus on morcelle le vignoble, plus on multiplie les frais généraux ; des champs de blé, des prés peuvent se diviser ; on ne peut pas diviser les grands crus.

Le propriétaire obéré doit donc trop souvent renoncer à vendre et attendre, mais pendant ce temps les choses se gâtent de plus en plus. Déjà, depuis quelques années seulement, Bordeaux n’expédie presque plus ses vins en bouteilles dans l’Amérique du Sud ; on les fait venir en barriques, ce qui est une perte de plus pour notre main-d’œuvre, pour nos industries du verre, du bouchon, etc., et ce qui ouvre à Bordeaux, comme à Grenoble, à Marseille, au Havre et comme partout, les sombres perspectives du chômage. Mais les envois de barriques aussi diminuent : sur 3 000 à 4 000 barriques de vins importées par mois au Brésil, dans l’Etat de Sao Paulo, les vins français ne représentent plus que 250 à 300 barriques. Même déclin pour nos champagnes, cependant d’ordinaire mieux partagés : « Telle grande maison qui envoyait à Sao Paulo 40 à 50 caisses par mois n’en vend plus et