Page:Revue des Deux Mondes - 1897 - tome 142.djvu/376

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

la sévérité de sa physionomie, induisant ma triste imagination à sourire : Bien que ta tête — lui dis-je — soit sans huppe et sans cimier, tu n’es certes pas un poltron, lugubre et ancien corbeau, voyageur parti des rivages de la nuit. Dis-moi quel est ton nom seigneurial aux rivages de la Nuit plutonienne ! Le corbeau dit : Jamais plus !

…………………………………

« Prophète ! — dis-je, — être de malheur ! oiseau ou démon ! toujours prophète ! par ce Ciel tendu sur nos têtes, par ce Dieu que tous deux nous adorons, dis à cette âme chargée de douleur si, dans le Paradis lointain, elle pourra embrasser une fille sainte que les anges nomment Lénore, embrasser une précieuse et rayonnante fille que les anges nomment Lénore. — Le corbeau dit : Jamais plus !

« Que cette parole soit le signal de notre séparation, oiseau ou démon ! — hurlai-je en me redressant. — Rentre dans ta tempête, retourne au rivage de la Nuit plutonienne ; ne laisse pas ici une seule plume noire comme souvenir du mensonge que ton âme a proféré ; laisse ma solitude inviolée ; quitte ce buste au-dessus de ma porte ; arrache ton bec de mon cœur et précipite ton spectre loin de ma porte ! — Le corbeau dit : Jamais plus.

« Et le corbeau, immuable, est toujours installé, toujours installé sur le buste pâle de Pallas, juste au-dessus de la porte de ma chambre ; et ses yeux ont toute la semblance des yeux d’un démon qui rêve ; et la lumière de la lampe, en ruisselant sur lui, projette son ombre sur le plancher ; et mon âme, hors du cercle de cette ombre qui gît flottante sur le plancher, ne pourra plus s’élever — jamais plus. »

Poe raconte qu’il a composé le Corbeau selon toutes les règles. Avant de se mettre en peine d’un sujet, il avait commencé par décider qu’il allait écrire en vers, que sa pièce serait courte, à la portée du premier venu, et sans autre prétention que d’être une jolie chose, quoi qu’en pussent dire les puritains, adversaires scandalisés de l’Art pour l’Art. Ces préliminaires réglés, il avait adopté le ton de la tristesse comme le plus favorable à son objet, et cherché quelque curiosité artistique et littéraire qui donnât du ragoût à son morceau. Il trouva le refrain never more, jamais plus, qui est bref et sonore. Mais sous quel prétexte faire répéter indéfiniment never more à un être doué de raison ? L’idée d’un animal savant surgit dans son esprit, et il pensa « tout naturellement » à