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d’ensevelir, ils travaillaient à déterrer, et les défouisseurs trouvent toujours quelque chose ; ils profitent de ce que les morts ne peuvent pas réclamer. Les inimitiés que Poe avait soulevées de son vivant se cristallisèrent en une biographie malveillante et dure[1], qui faillit fausser à jamais sa physionomie, même pour ses dévots, et l’on sait s’il en a manqué en France. Le monde crut qu’il avait été une façon de démoniaque, et les raffinés l’en trouvèrent plus grand, tandis que les simples s’en affligeaient.

Les amis personnels d’Edgar Poe n’abandonnèrent point sa mémoire, mais ils s’y prirent mal ; ils ont aidé à la légende, sans le vouloir, par un système de réticences qui multipliait les erreurs, ou aggravait les soupçons, alors qu’il n’y aurait eu de recours que dans une absolue franchise. Il fallait crier sur les toits, au lieu d’essayer de le cacher, que la nature l’avait marqué pour le delirium tremens, et que les hasards de l’existence avaient encore diminué les chances qui lui restaient d’y échapper. Il fallait le montrer ivre, se maudissant lui-même à travers son délire, et appelant le poison ou la balle qui le délivrerait de sa honte. On ne lui reprochera pas, à celui-là, de ne pas avoir lutté. Ce n’est pas Edgar Poe qui aurait plaisanté, comme Hoffmann, de sa déchéance physique et morale, ou protesté cyniquement, comme Thomas Quincey, qu’il ne regrettait que de ne pas avoir commencé plus tôt. Il est touchant de bonne volonté dans ses efforts contre l’envahissement du vice, de sincérité dans ses remords après chaque défaite. Le premier venu le morigénait : il courbait la tête et remerciait. On le dénonçait publiquement : alors il mentait, mentait, avec la maladresse éperdue du criminel qui perd la tête en se voyant découvert. Il jura jusqu’au dernier jour qu’il guérirait, et se crut plusieurs fois sauvé ; l’alcoolisme le ressaisissait en pleine allégresse de délivrance, et lui faisait faire un pas de plus vers l’hôpital. Sa vie a été tragique, sa fin ignoble, mais c’est ainsi qu’il est vrai, et émouvant, et attachant malgré tout ; et c’est ainsi que nous allons tâcher de le montrer[2].

  1. Memoir of Poe, par Rufus Wilmot Griswold. Le révérend Rufus Griswold avait accepté de Poe la mission d’éditer ses œuvres après lui. Il inspirait toute confiance à la famille, qui lui livra les papiers du mort. L’usage qu’il crut devoir en faire — par conscience à ce qu’on assure — prouve à quel point les esprits étaient montés contre Poe en Amérique.
  2. Parmi les nouvelles publications qui ont aidé à rendre à Poe sa physionomie véritable, une mention spéciale est due à la biographie de M. Georges Woodberry : Edgar Allan Poe (Boston, 1894). — M. Woodberry est le premier qui ait pu nous dire ce qu’Edgar Poe avait fait de son temps, de dix-huit à vingt et un ans, et qui ait enfin éclairci le mystère de sa mort. Son livre est riche en documens inédits et écrit avec modération, sinon avec sympathie.