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Ce coup de prestige qui le fera le maître, le frappera-t-il à Rastadt en achevant la paix ? le frappera-t-il à Londres ? Il se met en route pour Rastadt ; il choisit son état-major pour l’armée d’Angleterre, il y appelle Desaix, de préférence à tout autre ; il réunit des cartes, il dresse des plans ; il hâte l’évacuation du matériel maritime de Venise ; il s’occupe déjà des détails : il fait fondre des canons du calibre anglais afin de se servir, une fois dans l’île, des boulets britanniques. Mais, déjà aussi, son imagination l’emporte vers l’entreprise où il se jettera, si Rastadt ne lui donne pas ce qu’il en attend, si le projet de descente en Angleterre échoue, si le Directoire ne se plie pas à ses volontés, si la France ne semble pas mûre pour un coup d’Etat dictatorial : l’Orient, la Méditerranée. Les Directeurs l’y ont incité naguère ; il s’y arrête avec complaisance ; et, comme il ne saura jamais rêver à vide, il dispose les étapes, il s’assure d’Ancône, il prend ses mesures pour brider Naples et noue des intelligences à Malte : il y envoie Poussielgue, en apparence pour inspecter les Echelles du Levant, « à la vérité pour mettre la dernière main au projet que nous avons sur cette île. »

Il traverse la Suisse. L’histoire de cette république lui était familière[1]. La Suisse est pour lui désormais d’un intérêt capital. Elle tient les routes et les portes de l’Italie ; il faut qu’elle soit à la discrétion des maîtres de l’Italie. Ç’a été longtemps l’objet de la maison d’Autriche ; ce sera celui de la République française. De plus, c’est un pays riche. Bonaparte se renseigne sur le trésor de Berne. Il voit les hommes ; il les fait parler ; il les prépare à ses vues ; il flatte leurs jalousies ; il attise leurs conflits ; il joue avec ces démocrates aveugles le même jeu qu’avec ceux de Venise, car son but est de vénétianiser la Suisse, sous le prétexte d’en extirper l’aristocratie et d’y établir l’égalité. Partout où il s’arrête on se presse sur son passage. Il refuse tous les honneurs, sauf de la part de Genève et de Bâle, parce que ce sont des pays démocratiques. Il ne cache pas son hostilité envers les aristocrates de Berne, qu’il s’agit d’expulser du pouvoir ; il parle, à qui veut l’entendre, de la nécessité de délivrer les Vaudois du joug de ces aristocrates : ce sera le levier de la Révolution, la déchirure par où l’on entrera dans la République, et une fois entré, on s’y rendra le maître.

  1. Frédéric Masson, Bonaparte inconnu ; Paris, 1895.