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vie de tous les jours, surtout lorsqu’elles sont consacrées par l’opinion ou par un dogme. Pierre veut que ses Russes dégorgent leurs préjugés, et l’iconographie orthodoxe les a accoutumés à croire que le Père éternel et le Fils sont barbus, que l’homme, fait à l’image du Créateur, doit être barbu comme son Dieu. Il veut que son peuple déplorablement paresseux apprenne à travailler, et il pense que les vêtemens amples invitent à la paresse. L’ukase est du 29 août 1699 ; les pauvres sont autorisés temporairement à user leurs vieux habits ; mais à partir de 1705, tout le monde sera tenu d’adopter le costume européen. On se plaint, on gémit, on s’indigne, on proteste et on s’exécute.

« Le réformateur, dit M. Waliszewski, a mal commencé ; il n’est pas allé au plus sérieux ni au plus pressé. » Je crois au contraire que, selon son usage, il a attaqué le taureau par les cornes. Plus tard, il réformera le calendrier, il émancipera la femme russe en brisant les portes du térem, il interdira la suppression des enfans mal conformés ou nés hors mariage, il fondera dans les grandes villes de l’empire des asiles pour les pauvres abandonnés, il créera le Saint-Synode et détruira le Patriarcat. Après le premier acte d’obéissance qu’il a obtenu de ses Russes, tout désormais lui sera facile. M. Waliszewski convient que s’il a voué aux barbes longues et touffues une haine implacable, c’est qu’elles symbolisaient à ses yeux tous les préjugés, toutes les sottises, toutes les superstitions qu’il s’était promis de combattre. Les symboles jouent dans l’existence des peuples un rôle considérable et souvent décisif. Drapeau couleur de lis, drapeau tricolore, qu’importe à l’indifférent, qui se prend pour un sage ? Et cependant ce sont deux Frances, et celle qui s’est avisée de marier au blanc le bleu et le rouge croirait mourir si on lui commandait de s’en tenir au blanc.

Sévère pour l’ouvrier, M. Waliszewski l’est plus encore pour l’homme, dont la conduite, il faut l’avouer, a souvent prêté à la critique. Ce souverain de très haute taille, très brun, de grand air, déparait sa beauté naturelle par son manque de tenue et ses grimaces, qui témoignaient d’une nervosité maladive, et ce grand politique poussait trop loin l’amour des pasquinades et des bouffonneries. M. Waliszewski a beaucoup insisté sur les échappées de ce caractère étrange, qui n’accordait rien aux bienséances. Il prodigue les anecdotes, il en abuse et pourtant de son propre aveu beaucoup sont apocryphes. Le baron de Pöllnitz rapporte que, durant le séjour que fit le tsar à Magdebourg, le frère du grand chancelier, étant venu le complimenter par l’ordre du roi de Prusse à la tête du collège de la Régence, « le trouva appuyé sur deux dames russes et promenant ses mains sur leurs seins, ce qu’il