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Pétersbourg ; trois ou quatre cents hommes se sont attroupés. Un pope, interrogé par un voyageur, lui répond : « Nos pères et nos frères sont sans barbe, nos autels sans serviteurs ; nos lois les plus saintes sont violées, et nous gémissons sous la tyrannie des étrangers. »

De leur côté, certains philosophes, qui interdisent aux grands hommes de déroger au droit commun et aux lois naturelles, et pensent que la nature fait tout avec méthode, qu’essentiellement évolutionniste, elle a peu de goût pour les révolutions, sont disposés à juger sévèrement un souverain qui, procédant par à-coups, s’est piqué d’accomplir en quelques années l’ouvrage de plusieurs siècles. « Ses réformes, disent-ils, tombaient sur ses sujets comme la grêle et la foudre, et lui-même a passé sur son pays comme un ouragan. » Ces sages n’aiment pas les ouragans ; ils déclarent que les révolutions violentes ne sont jamais un bien, qu’elles ne sont pas même un mal nécessaire, que la France se serait bien trouvée d’avoir fait l’économie de la sienne. Malheureusement il n’est pas démontré que, comme eux, la nature ait horreur des ouragans ; c’est elle qui a inventé la grêle et la foudre, et elle s’amuse de temps à autre à nous prouver que les cataclysmes sont des accidens qui entrent quelquefois dans ses vues et ne répugnent point à ses principes.

Un Polonais, M. Waliszewski, dont les études sur la grande Catherine ont obtenu un vif et légitime succès, vient de composer, d’après des documens nouveaux, une très remarquable biographie de Pierre le Grand[1]. En définitive, toutes réserves faites, il y défend le fondateur de la Russie moderne contre les sages qui lui reprochent ses brutalités. Il ne craint pas d’affirmer qu’à sa manière il fut l’homme de son temps et de son peuple, qu’il est venu à son heure, que sa méthode radicale et violente était celle qui convenait au tempérament de ses sujets, que, dans ce grand pays, la nature elle-même est violente, qu’elle y fait tout brusquement. « La végétation, dit-il, y a une période d’activité beaucoup plus limitée que dans les contrées voisines, et les méthodes de culture s’en ressentent. La charrue doit attendre le soleil de mai pour pénétrer dans le sol, et moins de trois mois après, il faut que la récolte soit faite. »

D’autre part, il demande aux slavophiles de lui expliquer quelle est cette civilisation originale qu’aurait étouffée le grand novateur. Assurément, si les Tatares n’avaient pas envahi la Russie au XIIIe siècle, elle eût été libre de se civiliser à son aise et à sa façon, au cours des

  1. Pierre le Grand, l’Éducation, l’Homme, l’Œuvre, par M. K. Waliszewski. Paris, 1897. Librairie Plon.