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Alors les prières, les psalmodies, les chants ont commencé, entrecoupés de temps en temps d’un grand jeu de sonnettes. Chaque lama en a une à la main qu’il fait sonner sur un certain rythme ; de l’autre main il tient un petit instrument de cuivre, de la forme d’un sablier à jour, c’est un « tonnerre », le sceptre de la prière qui lui donne son efficacité, le dordja, d’où est venu le nom de Darjeeling. Le fameux dordja qui a servi de modèle à cet accessoire indispensable se trouve à Lassa, dans la lamaserie de Sera où, selon la croyance lamaïste, il est venu des Indes à travers les airs. Un peu plus tard, les lamas battent deux petits tambours accolés faits de deux crânes de lamas, unis par un cercle d’argent et fermés de peaux peintes en vert sur lesquelles frappent, par le roulis qu’on leur imprime, deux marteaux suspendus. Quelques-uns se servent de gongs et de cymbales, et deux longues clarinettes sont aux mains des artistes du Gompa.

Mais ce qui éternise la prière, c’est le tchangue, la bière d’orge agréable à boire que de jeunes lamas versent sans discontinuer. Tous possèdent la petite écuelle de bois ou de cuivre, et de grands vases placés en un angle du temple ne cessent de remplir les énormes amphores au long bec en gouttière qui verse si bien, et toujours de nouveaux vases sont apportés, et jusqu’à trois fois les mêmes écuelles sont remplies de tchangue, sans préjudice d’une autre boisson plus colorée et chaude. Et les instrumens et les mains s’agitent dans des mouvemens particuliers et sacrés, les écuelles se vident, les chants continuent. Quelques lamas causent et rient, et tous les yeux trouvent le moyen d’être fixés sur moi, même si l’on me tourne le dos. Deux des échansons échangent en entrant des coups de pied haut placés : je ne pense pas que ce soit dans le rite.

La Mayourou est à 3 400 mètres d’altitude. Au-dessous de nous, vers le torrent, est l’oasis d’un vert éclatant qui étonne dans ce site bizarre au chaud et pâle coloris si varié dans ses tons. Le soir, tandis que je travaille sous ma tente, je vois s’éloigner un lama, sa sonnette pendue au cou de son cheval. Le lendemain, de l’autre côté du village, les montagnes de glaise jaune font paraître sombres les montagnes pâles de la veille. Cette chaîne a des aspects de glaciers tourmentés comme les séracs du Géant au Mont-Blanc, dans lesquels on aurait fait un chemin : d’autres parties me rappellent les cascades pétrifiées de Hammam Meskoutin en Algérie. Nous nous enfonçons dans l’étroite gorge