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Mytilène, allait prendre l’importance d’un événement littéraire en révélant aux Athéniens une technique oratoire toute nouvelle. Mais la foule ignorait ces plaisirs délicats, et trop de dextérité pour la convaincre, ou une dextérité trop apparente, l’effrayait. Aussi se défiait-elle des hommes d’État qui faisaient de l’éloquence une étude théorique ; à plus forte raison se défiait-elle de ceux qui l’enseignaient à d’autres. C’est ce qui fit qu’Antiphon, dont Thucydide vante la profonde sagesse politique, lui fut toujours suspect : comme il tenait école et préparait des jeunes gens à la vie publique, on le croyait en possession de recettes à l’aide desquelles il était facile de tout persuader. Connaissant ces dispositions du peuple à son égard, il redoutait lui-même de parler devant lui et ne paraissait dans l’assemblée qu’à contre-cœur. Voilà donc un orateur qui, pour être trop habile, se trouvait presque condamné à l’impuissance, ou dont l’influence était réduite à se faire occulte, à s’exercer surtout par l’intermédiaire de ses élèves. Est-il rien qui montre mieux que l’éloquence, pour avoir quelque crédit, devait s’efforcer de ne pas ressembler à de l’éloquence, et que le sentiment qu’elle inspirait à la majorité des Athéniens, c’était la terreur ?


VII

Au moment où va finir l’entretien du Phèdre, Socrate, quittant l’ombre du grand platane au pied duquel il a disserté tout le jour, au chant des cigales : « O Pan, dit-il, et vous tous, dieux qu’on adore en ce lieu, donnez-moi la beauté intérieure. » C’est la conclusion attendue et souhaitée du dialogue. Les deux amis ont examiné sous ses divers aspects la rhétorique, telle que l’entendent les contemporains, et ils en ont touché du doigt la vanité. Ils ont reconnu qu’elle ne repose sur rien, qu’elle ne vise qu’à persuader, sans s’inquiéter de savoir si ce qu’elle persuade est bon ; que son seul but est le succès, dégagé de toute préoccupation du bien ; qu’elle n’est donc qu’un empirisme et non une science, semblable à l’invention de Teuth, à l’écriture, cette fausse science qui ne produit que l’ignorance en favorisant l’oubli. Car savoir, grâce au secours de certains signes matériels, n’est pas savoir ; la vraie science consiste, non à se remémorer, mais à savoir toujours, à posséder au dedans de soi des principes toujours présens, d’où découle toute la conduite. Voilà pourquoi le sage aspire