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lui arracher la sentence souhaitée. De pareilles scènes, contraires à la dignité et à la décence, n’étaient point autorisées devant l’Aréopage, où la mesure et la réserve dans les plaidoiries étaient de règle, et comme elles risquaient de fausser la justice, on en vint à les interdire même dans les tribunaux ordinaires, mais l’époque où cette décision fut prise nous est inconnue, et tout porte à croire qu’on en tint peu de compte. Le fait n’en mérite pas moins d’être noté. Pour nous, l’émotion la plus violente n’a rien de mystérieux ; nous pouvons regretter, quand elle est passée, les excès où elle nous a conduits, mais nous en démêlons parfaitement les causes, et ne nous en prenons qu’à nous-mêmes de la faiblesse qui nous y a fait céder. Les Athéniens, moins perspicaces, s’en prenaient à celui qui les avait émus, et de là, contre l’abus du pathétique dans les plaidoyers, cette mesure où l’on sent la colère et presque la vengeance : c’est que l’attendrissement provoqué par des paroles ou par quelque spectacle adroitement combiné pour le faire naître, n’était, à leurs yeux, qu’une surprise et comme un attentat déloyal à leur liberté ; si clairs que fussent les coups portés à leur sensibilité, ils soupçonnaient toujours, derrière, un guet-apens.

Les orateurs ne l’ignoraient pas, et ils n’ignoraient pas non plus la défiance qu’excitaient les tours de force de leur alerte dialectique. Il y avait là pour eux un péril : en usant ouvertement de toutes leurs ressources, ils couraient le risque d’indisposer les juges ; aussi les voyons-nous dissimuler leur puissance, et ce n’est pas le côté le moins curieux de leur éloquence que cette simplicité de ton qui se met à la portée de tous les esprits et se garde soigneusement de ce qui pourrait les effrayer. On connaît, dans cet art des précautions et des nuances, la supériorité de Lysias ; la plupart de ses discours ont un air d’innocence qui prévient d’abord en faveur de ceux qu’il fait parler. Mais le même souci de ne point effaroucher l’auditoire, la même attention à fuir les apparences de l’habileté, se retrouvent chez les autres auteurs de plaidoyers civils. Ils ne manquent presque jamais d’opposer à l’expérience de la partie adverse l’inexpérience de leur client. Quelle bonne fortune quand ce client est jeune ! Qu’il est facile, alors, de lui faire dire avec vraisemblance qu’il a toujours vécu loin des procès, et n’entend rien à la chicane, tandis que son adversaire est un plaideur consommé ! Ce dont il faut surtout persuader le tribunal, c’est qu’il n’a pas devant lui un orateur, ou,