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à la voix de ses compagnes, aux reproches même d’Erik le chasseur, son fiancé d’autrefois. Elle l’attendait, absorbée et perdue en son hallucination de miséricorde et d’amour. Et voici que sur le seuil de la maison, ressemblant trait pour trait à l’image familière, l’étranger parut un soir. Le père de Senta l’avait rencontré sur la plage ; sans le connaître il l’amenait à sa fille et le lui proposait pour époux. Ainsi la rédemption allait s’accomplir. Hélas ! pour avoir surpris auprès de la jeune fille Erik lui disant un dernier adieu, le Hollandais la crut parjure, et, désespérant du salut, remonta sur son navire. Mais à peine avait-il levé l’ancre, que Senta, fidèle jusqu’à la mort, se précipita dans les flots. Le vaisseau-fantôme aussitôt s’engloutit, et vers le ciel on vit s’élever, à jamais réunies, l’âme sauvée et l’âme libératrice.

Longtemps avant le Vaisseau Fantôme, une Alceste, un Fidelio avaient déjà glorifié l’héroïsme féminin poussé jusqu’à la mort, jusqu’à la mort bravée sinon subie pour le salut d’un être aimé plus que la vie. Mais, dans l’un et l’autre chef-d’œuvre, il semble qu’on trouve quelque chose de plus particulier et de plus concret que dans l’œuvre de Wagner. Léonore, Alceste, sont des créatures de chair et de sang ; Senta nous apparaît plutôt comme un fantôme de mystère et de rêve. Rêver et nous induire en rêverie, c’est ce que font le moins les deux héroïnes très vivantes, très actives, et je dirai presque très pratiques, de Gluck et de Beethoven. Égales à Senta par la magnanimité et le sacrifice, elles ignorent cette mélancolie, cette langueur et cette vague détresse de femme qui donne à la première des « rédemptrices » wagnériennes une nouvelle et mystique douceur.

Par des formes sonores différentes ces différences psychologiques ont été rendues. Ainsi, dans la représentation musicale d’Alceste et de Léonore, tout exprime la réalité, tout respire un ardent courage, une force robuste et presque virile. Rappelez-vous la carrure, l’aplomb des deux airs qui se suivent : Non, ce n’est point un sacrifice ! et : Divinités du Styx ! Quelle solidité et quelle certitude ! Tout, — jusqu’au retour périodique et de plus en plus accentué du thème, — tout ici atteste la précision non moins que la fermeté de l’entreprise, la vision sans effroi, presque sans défaillance, de l’acte qu’il faut accomplir. Oui, presque sans défaillance : à la pensée de ses enfans, la voix d’Alceste se brise à peine un instant. Pareille intrépidité chez Beethoven. Soit dans l’ouverture (je parle de la plus belle, celle en ut), soit dans son grand air, Léonore, elle aussi tout entière à son dessein, ne se laisse reprendre et bercer que durant quelques mesures au souvenir du bonheur passé.