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des passages désobligeans à l’adresse de Mme Geoffrin. Elle fait supprimer l’édition. C’est ainsi qu’au XVIIIe siècle les partisans de toutes les libertés comprenaient la liberté de la presse. Palissot fait représenter sa comédie des Philosophes. Nous n’aimons guère le genre de la comédie à clé et nous n’admettons en aucun cas les personnalités au théâtre : encore faut-il avouer que pour reconnaître Mme Geoffrin dans le personnage d’une femme auteur, il fallait quelque bonne volonté. Profitant de ses relations avec M. de Sartine, Mme Geoffrin fit par la suite interdire deux autres pièces du même auteur : le Satirique et l’Homme dangereux. C’est ainsi qu’au XVIIIe siècle les ennemis de la tyrannie comprenaient les rapports de la littérature et de la police. — Aussi bien y aurait-il de l’injustice à reprocher à Mme Geoffrin l’intolérance de ses amis, puisque, elle-même, elle eut à en souffrir et qu’elle faillit en être la victime.

C’est à quoi se réduit en effet la « royauté » de Mme Geoffrin. Étrange royaume où la souveraine est prisonnière ! Sans doute le fameux : « Voilà qui est bien, » empêche les propos d’être trop libres, les opinions d’être trop tranchées et les théories de s’étaler avec trop d’insistance ; mais c’est en cela seulement et de cette façon tout extérieure que Mme Geoffrin gouverne les conversations auxquelles elle assiste et dont au demeurant le sens et la portée lui échappent. A peine serait-il exagéré de soutenir qu’elle ne comprit rien à ce qui se disait chez elle. C’est que tout de même elle manquait un peu trop de préparation. Elle ne se douta jamais qu’on forgeât sous ses yeux et avec ses deniers une machine de guerre contre tout ce qu’elle respectait. Elle ne soupçonna pas à quelle œuvre travaillaient les habitués de son salon. C’est qu’elle ne les avait pas choisis : elle les avait recueillis par voie de succession ; après quoi l’héritage s’était développé entre ses mains ; peu à peu tous étaient venus, l’un amenant l’autre. Nous assistons alors à ce spectacle, qui n’est pas unique, mais qui est toujours curieux, d’une maîtresse de maison n’ayant pas une idée en commun avec les gens qu’elle reçoit. A défaut d’idées, et si l’on trouve le mot trop fort, Mme Geoffrin a des habitudes d’esprit qu’elle doit à ses origines, à son éducation, au premier milieu où elle a vécu : elle tient pour l’ordre, la paix, la tradition, l’autorité. Autant dire que sur tous les points essentiels elle est en opposition avec ses amis ; donc elle cédera sur tous les points et battra en retraite devant « son monde ». Elle ne sait que trop combien il est ombrageux et elle s’ingénie à des compromis pour ménager sa susceptibilité : « Pour être bien avec le ciel sans être mal avec son monde, elle s’était fait une espèce de dévotion