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d’un royaume dont l’horizon est déjà si sombre ! Ce qui prouve bien les difficultés de l’entreprise, c’est que les préparatifs de la voyageuse n’occupèrent pas moins de dix-huit mois. Mais son parti était pris. Elle passa six semaines à Varsovie ; comme le roi l’avait prévu, elle y trouva de grands sujets de mécontentement : elle s’en plaignait encore, deux ans après, dans certaine « lettre terrible ». Ce voyage avait été une déception. Pourquoi s’en être allée chercher une déception si loin ? Cependant cette visite lointaine ne devait être inutile ni à Mme Geoffrin, ni à son salon. Elle avait été acclamée sur la route, elle avait reçu une hospitalité royale. De même que le nom de Voltaire n’eut tout son prestige dans l’Europe du XVIIIe siècle qu’après le séjour à la cour de Frédéric, de même c’est après le voyage en Pologne que la gloire de Mme Geoffrin atteint son apogée.

Il est temps de pénétrer dans le salon de la rue Saint-Honoré et de discerner le caractère des réunions qui s’y tiennent. Défendons-nous d’abord d’un premier mouvement de surprise, si nous n’y rencontrons presque aucun des grands acteurs du siècle. Mme Geoffrin s’est brouillée avec Montesquieu ; Voltaire ne songe à elle que lorsqu’il a un service à lui demander. Au surplus, elle appréciait peu Voltaire, qu’elle trouvait par trop fou, et quand il s’agit en 1771 de lui élever une statue par souscription, elle fut d’avis qu’il suffisait bien d’un buste. Elle tient Diderot pour une pauvre tête et Rousseau pour une « âme très noire. » Restent les seconds emplois et les utilités. Ils y sont au complet. Ils s’appellent Thomas et Raynal, Bernard et l’abbé de Voisenon, Burigny et Dortous de Mairan, Helvétius et D’Holbach. Veut-on savoir quel était le ton de leurs entretiens, et en croirons-nous Horace Walpole ? « Vraiment, écrit-il en 1775, vous serez dégoûté de cette dernière maison dans laquelle se rendent tous les prétendus beaux esprits et faux savans et où l’on est en général très impertinent et dogmatique. » Mais Walpole est un témoin suspect, gagné à la concurrence et passé au parti de celle que Mme Geoffrin qualifie de « méchante bête ». Choqué de l’allure guindée de ces conversations, il leur fait tort de leur frivolité. Et n’apercevons-nous pas, pour les égayer, Marmontel en train de « sacrifier aux grâces », Galiani mimant ses contes avec une gesticulation d’arlequin, tantôt lançant sa perruque et tantôt rattrapant son soulier, D’Alembert en veine de facéties bouffonnes, et divertissant le cercle par son talent pour les imitations, et enfin la seule muse admise à ces dîners d’où l’élément féminin était soigneusement exclu, Mlle de Lespinasse, « l’imagination la plus inflammable qui ait existé depuis Sapho. » Quoi qu’il en soit, ce sont les littérateurs