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l’économie. Elle a réglé sa vie d’avance et par étapes, et elle s’est assigné pour fin le bonheur. Ce désir du bonheur a chez elle la force et l’âpreté d’un besoin. Et je veux bien qu’il ne se confonde pas avec l’égoïsme, mais il arrive qu’il y ressemble. « Mme Geoffrin à le tic de détester tous les malheureux, écrit Galiani, car elle ne veut pas l’être, pas même par le spectacle du malheur d’autrui… » Ce bonheur, elle le fait résider dans la tranquillité : elle craint toutes les aventures, celles du cœur et celles de l’esprit ; elle redoute les opinions tranchées, a en horreur les mauvaises têtes et fuit le scandale. Elle entend qu’on ménage le gouvernement, qui reste le gouvernement et mérite donc d’être respecté, même quand il a tort. Tant pis pour ceux qui oublient que la Bastille est, elle aussi, une institution établie. Marmontel est emprisonné pour des vers qui d’ailleurs ne sont pas de lui et il se voit retirer le privilège du Mercure ; Mme Geoffrin lui en garde rancune. Mais voici qu’il se fait censurer pour son Bélisaire : il s’ensuivit plus qu’un refroidissement, presque une rupture, et une invitation à déloger de l’hôtel où il avait sa chambre. Ce bon sens pratique donne à Mme Geoffrin de la clairvoyance, un juste sentiment de la réalité, de l’adresse à démêler les sentimens, de la décision dans le jugement des caractères. Elle le sait et même elle s’en vante : « Je ne troquerais pour rien au monde la connaissance profonde que j’ai des hommes. » Sans être aussi profonde que se l’imaginait Mme Geoffrin, cette clairvoyance était véritable, à condition toutefois de s’exercer dans un ordre d’idées et dans un cercle de personnes convenablement restreint. Le tort de Mme Geoffrin fut de regarder parfois fort au-delà de son salon. C’est elle qui, écrivant au roi de Pologne, quelques années, il est vrai, avant le premier partage, résume ainsi son opinion sur Catherine II : « Réellement, c’est une femme charmante. » C’est sur le compte de Frédéric II qu’elle prononce cet arrêt sans appel : « On n’en parlera plus dans cinquante ans. » On cite d’elle des mots qui ont plus de justesse, mais qui sont tous pareillement dépourvus d’élégance et de grâce. C’est même un cas intéressant et digne de remarque que celui d’une femme célèbre et bonne, et dont on ne cite pas une pensée délicate. En revanche, elle est fameuse par ses boutades et ses bourrades, par ses brusqueries jusque dans l’obligeance, par ses trivialités dans la bonne humeur, mais surtout, comme il est naturel, dans la mauvaise. Son goût de régenter les gens se complétait par le plaisir qu’elle trouvait à les gronder. Incapable de résister à cette « humeur grondeuse », elle grondait les souverains eux-mêmes, ce qui lui valut d’être rappelée au sentiment des distances. Curieuse des affaires d’autrui, elle