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On sait (nous l’avons dit ailleurs) que la Révolution avait séparé la justice criminelle de la justice civile, et que bien peu s’en est fallu que Bonaparte ne consacrât ce divorce. Si l’on écoutait certains criminalistes, parmi les plus attachés aux théories modernes, nous reviendrions à cette théorie et opérerions aujourd’hui cette séparation complète[1]. Nous avons déjà repoussé cette solution comme trop difficile à réaliser pratiquement maintenant, mais nous avons indiqué qu’il faudrait tout au moins constituer, en spécialisant des magistrats à un certain moment de leur carrière, un groupe de criminalistes expérimentés.

M. Tarde, partisan de la séparation des deux justices, admettrait cette solution transactionnelle.


Je persiste à croire, nous écrit-il, qu’il est absurde d’avoir, d’un bout à l’autre de la carrière judiciaire, des magistrats hybrides, à deux fins, que l’on force à enjamber, pour leur avancement, le fossé séparatif des deux espèces de magistrature, celle qui s’alimente de chicanes et celle qui vit de délits. Je voudrais que ce fossé fût à peu près infranchissable ; que, sinon dès l’Ecole de droit, du moins dès ses premiers pas dans la carrière, le jeune magistrat dût opter entre les deux genres d’activité ; qu’il y eût difficulté de plus en plus grande, et non, comme maintenant, facilité de plus en plus grande à mesure que l’on s’élève sur l’échelle hiérarchique, à passer d’une rive à l’autre, et que, par exemple, ce fût un avancement régulier pour un juge d’instruction de devenir procureur de la République et non président du tribunal, puis de devenir conseiller d’une chambre criminelle, mais non civile[2]

On m’objectera que la vie intellectuelle du magistrat perdrait ainsi un peu de sa variété. C’est possible ; mais, d’une part, le magistrat criminel, se sentant enfermé dans le cercle de ses recherches spéciales, les creuserait plus profondément et finirait par atteindre à la source de diversité intérieure que tout sujet creusé à fond fait jaillir ; d’autre part, le juge civil serait délivré d’un grand ennui, celui d’avoir à s’occuper de temps en temps, fastidieusement, — car superficiellement — de questions de pathologie sociale qui ne l’intéressent en rien, parce qu’il les a toujours considérées comme un simple accessoire de ses fonctions habituelles.


On ne saurait mieux dire, mais ces idées si incontestables se

  1. Nous avons, a cet égard, dans notre partie critique, cité les opinions de Garofalo dans sa Criminologie et de M. Tarde dans sa Philosophie pénale. Voyez la Revue du 15 mars 1896, p. 423, 424, 425.
  2. « Pratiquement, ajoute M. Tarde, je conviens qu’il serait onéreux pour le Trésor d’établir, entre les deux natures d’occupation, une différence tranchée au bas de l’échelle, dans les petits tribunaux. Ici il y aurait forcément quelque confusion des genres ; ce serait comme dans la nature vivante où les deux règnes, le végétal et l’animal, conjunguntur in minimis. Mais, dès que l’importance d’un tribunal permettrait d’y établir une chambre criminelle à part, il faudrait que sa composition n’eût rien de commun avec celle des chambres civiles. »