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livre en livre, il m’a paru utile d’avoir enfin raison de ces affirmations et d’en finir avec cette fantasmagorie.

Nos pères de l’école de Condillac — ces idéologues qui ont servi de cible, pendant cinquante ans, à une certaine critique — étaient plus près de la vérité quand ils disaient, selon leur manière simple et honnête, que les mots sont des signes. Où ils avaient tort, c’est quand ils rapportaient tout à la raison raisonnante, et quand ils prenaient le latin pour type de tout langage. Les mots sont des signes : ils n’ont pas plus d’existence que les gestes du télégraphe aérien ou que les points et les traits (. —) du télégraphe Morse. Dire que le langage est un organisme, c’est obscurcir les choses et jeter dans les esprits une semence d’erreur. On pourrait dire aussi bien que l’écriture, elle aussi, est un organisme, car nous voyons l’écriture se modifier à travers les âges, sans qu’aucun de nous en particulier ait une action bien sensible sur son développement. On pourrait dire que le chant, la religion, que le droit, que tout ce qui compose la vie humaine forme autant d’organismes.

Si l’on prend la nature dans le sens le plus large, elle comprend évidemment l’homme et les productions de l’homme. L’histoire des mœurs, des usages, de l’habitation, du costume, des arts, l’histoire sociale aussi et l’histoire politique, feront partie, ainsi que le langage, de l’histoire naturelle. Mais si l’on admet une différence entre les sciences naturelles et les sciences historiques, si l’on considère l’homme comme fournissant un chapitre à part dans notre étude de l’univers, le langage, qui est l’œuvre de l’homme, ne pourra pas rester sur l’autre bord, et la linguistique, par une conséquence nécessaire, fera partie des sciences historiques. Que si, à cause de la phonétique, qui étudie les sons de la langue, lesquels sont produits par le larynx et la bouche, il fallait reporter la linguistique aux sciences naturelles, rien ne pourrait empêcher d’y mettre aussi tout le reste, car les productions humaines, quelles qu’elles soient, viennent en dernière analyse des organes de l’homme et s’adressent à ses organes.

A plus forte raison la sémantique appartiendra-t-elle à l’ordre des recherches historiques. Il n’y a pas un seul changement de sens, une seule modification de la grammaire, une seule particularité de syntaxe qui ne doive être comptée comme un petit événement de l’histoire. Dira-t-on que la liberté est absente de ce domaine, parce que je ne suis pas libre de changer le sens des