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nouveaux. Une langue philosophique, au contraire, une langue sortie d’un système, où chaque mot resterait à jamais délimité par sa définition, et où l’affinité des mots serait calquée sur l’enchaînement vrai ou supposé des idées, comme le plan en a été dressé à différentes reprises, une telle langue peut bien convenir pour quelques sciences spéciales, comme la chimie, mais appliquée à la pensée humaine, en sa variété et sa complexité, avec ses fluctuations et ses progrès, elle ne manquerait pas de devenir, au bout de quelque temps, une entrave et une camisole de force. À mesure que l’expérience du genre humain augmente, le langage, grâce à son élasticité, se remplit d’un sens nouveau.

S’il fallait dire où réside la supériorité des langues indo-européennes, je ne la chercherais pas dans le mécanisme grammatical, ni dans les composés, ni même dans la syntaxe : je crois qu’elle est ailleurs. Elle est dans la facilité qu’ont ces langues, et depuis les temps les plus anciens que nous connaissions, à créer des noms abstraits. Qu’on examine les suffixes qui servent à cet usage : on sera surpris de leur nombre et de leur variété. Ils ne sont point particuliers à telle ou telle langue, mais on les retrouve pareillement en latin, en grec, en sanscrit, en zend, dans tous les idiomes de la famille. Ils sont donc antérieurs : si bien, qu’empruntant les dénominations d’une autre science, qui marque les époques par les monumens qu’on en a gardés, nous pourrions parler d’une période des suffixes, période qui suppose de toute nécessité une certaine force d’abstraction et de réflexion. C’est la présence de ces noms en grand nombre, ainsi que la possibilité d’en faire d’autres sur le même type, qui a rendu les langues indo-européennes si propres à toutes les opérations de la pensée[1]. Encore aujourd’hui nous nous servons des mêmes moyens, auxquels les âges postérieurs ont à peine ajouté quelque chose. Si nous voulions scruter les procédés dont use la littérature la plus moderne pour renouveler les ressources et les couleurs de son style, nous constaterions qu’elle recourt à ces mêmes abstractions dont les premiers spécimens sont contemporains des Védas et d’Homère.

Il n’est pas nécessaire pour cela d’imaginer des intelligences

  1. On devine de quelle utilité ces suffixes ont été pour la langue philosophique. Le grec, en combinant les deux pronoms ποσός et ποῖος avec un suffixe abstrait, fait ποσότης, « la quantité », ποιότης « la qualité ». De même, en latin, qualitas, quantitas. En sanscrit, le pronom tat « ceci», donne, en se combinant avec le suffixe abstrait tvam, le substantif tattvam « la réalité ».