infirmité bien connue de tous les philosophes, qu’il nous est plus facile d’opérer sur les signes des idées que sur les idées elles-mêmes[1]. Avant l’invention de l’écriture, les hommes comptaient au moyen de cailloux. Sans doute, il a fallu que l’idée précédât : mais cette idée est vacillante, fugitive, difficile à transmettre; une fois incorporée dans un signe, nous sommes sûrs de la posséder, de la diriger à volonté et de la communiquer à d’autres. Tel est le service rendu par le langage : il objective la pensée.
Après avoir été d’abord, et tout au commencement, associés à la conception, les mots ne tardent pas à en tenir lieu : nous comparons, nous enchaînons, nous opposons les signes, non les idées. Il est vrai que derrière ces signes subsiste un demi-souvenir, un quart de souvenir, un dixième de souvenir de l’idée qu’il représente, et nous avons intérieurement le sentiment que, si nous le voulions, nous pourrions rappeler l’idée à son ancienne netteté[2]. Mais il n’en est pas moins vrai que, pour les opérations un peu compliquées, pour les opérations à faire rapidement, les signes nous suffisent. Non seulement les mots, mais ces assemblages de mots que nous avons appelés « les groupes articulés », nous sont nécessaires. Le langage se compose de tout cela : il nous rend à la fois les idées maniables, et il fournit en même temps les formes ou les cadres du raisonnement.
Des penseurs lui en ont fait un reproche. « Chaque mot représente bien une portion de la réalité[3], mais une portion découpée grossièrement, comme si l’humanité avait taillé selon sa commodité et ses besoins, au lieu de suivre les articulations du réel. » Supposons pour un moment le reproche fondé. Comme il est peu de chose au prix de l’immense service rendu à la masse des hommes ! Tout imparfait qu’il est, le langage dépasse la plupart d’entre nous : il nous faut du temps pour le rejoindre. Combien peu seraient capables de procéder par eux-mêmes à ces découpures ! Nous avons vu d’ailleurs que les contours n’en sont pas si résistans qu’on ne puisse les plier ou les élargir pour les faire entrer en des classemens
- ↑ On demande pourquoi l’intelligence des animaux reste stationnaire : il n’en faut pas chercher ailleurs la raison. Ils ne sont pas arrivés jusqu’à ce point d’incorporer volontairement leur pensée dans un signe : tout leur développement ultérieur est dès lors resté arrêté aux premiers pas. L’enfant idiot ne parle point : ce n’est pas que les organes de la parole lui manquent ; c’est pour une raison analogue : le travail intérieur d’observation et de classement qui permet d’attacher l’idée au signe s’est trouvé au-dessus de ses forces.
- ↑ Taine, De l’Intelligence, livre I, chap. III.
- ↑ Bergson.